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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/156

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leur total si considérable qu’à l’exemple de Polycrate, il est tenté de jeter son anneau dans les ondes ! Ajoutons que le progrès moral dont nous avons dû faire honneur à Charlotte pour une si grande part devient en lui visible à tous les yeux. Il se fait respecter par sa gravité, par sa réserve, par son mutisme imposant qui alterne alors avec une affabilité de bon goût. Ses amis le considèrent comme un nouveau Marc-Aurèle qui, pour l’amour de ses semblables, combattrait les aspirations de sa nature et mettrait son orgueil comme son plaisir dans le sacrifice de ses préférences natives.

On connaît la profession de foi de son Tasse à la Princesse, dans le drame qui reflète si évidemment, au cours de ses premières scènes tout au moins, les relations de Charlotte avec son auteur : « Un regard de toi m’a guéri de toute fantaisie déréglée, de toute hantise malsaine, de toute vaine imagination. Tandis que mes désirs se perdaient jadis dans le vide en se portant à la fois vers mille objets divers, du jour où je te connus, je rentrai en moi-même avec contrition et j’appris à discerner ce qui est vraiment digne de désir... Exige encore de moi ce qui convient... Que je sache renoncer désormais, que je me montre en tout homme de mesure, et que je mérite ainsi ta confiance ! » Charlotte n’a-t-elle pas réalisé de la sorte, pour un temps du moins, dans l’homme qui se soumit à son hygiène intellectuelle, une de ces patientes et graduelles conversions par les œuvres, que les grands directeurs d’âmes du siècle précédent, les Bossuet, les Fénelon, les Maintenon recommandaient à leurs pupilles spirituels ? Ces conversions-là laissent d’ordinaire après elles des traces morales plus durables que celles qui procèdent par la subite illumination de la foi.

On en trouvera la plus vivante description dans la lettre de Gœthe à sa mère, qui est datée du 11 août 1781. « Merck et quelques autres, écrit-il, portent un jugement absolument erroné sur ma situation ministérielle. Ils ne voient que les sacrifices que je fais en la conservant. Ils ne voient pas ce que j’y gagne : ils ne peuvent comprendre que je m’enrichis chaque jour tout en donnant chaque jour davantage de moi. Vous vous souvenez des derniers temps que j’ai passés près de vous ? A la longue, un tel état de choses eût été ma perte. L’antagonisme entre cette atmosphère bourgeoise, étroite, cette vie mesquine, languissante et l’élan fougueux de ma nature eût égaré ma