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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/159

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C’est qu’en septembre 1792 nous avions eu devant nous deux nations à la vérité coalisées, mais secrètement divisées par leurs vieilles querelles, l’Autriche et la Prusse. On avait pu, par d’habiles négociations plus encore que par d’audacieuses entreprises, écarter le danger : surtout, on avait pu y faire exclusivement front. Aujourd’hui, la situation était tout autre : non seulement Prusse et Autriche rapprochées semblaient prêtes à marcher sans défaillance, mais l’Europe entière paraissait résolue à les appuyer moralement ou matériellement ; l’Angleterre et l’Espagne nous avaient déclaré la guerre ; les Etats Italiens se remuaient ; la Russie s’ébranlait. Par surcroît, l’Ouest se soulevait, prenant à dos la Révolution, et l’on percevait dans les provinces du Midi une sourde fermentation. L’armée, cependant, un instant grisée par ses succès, se démoralisait ; son chef, le général Dumouriez, enflé par ses victoires, puis aigri par certains gestes de la Convention, méditait de retourner contre Paris les troupes de Belgique, et on l’en soupçonnait. Le gouvernement, enfin, était incapable de rien organiser : le Conseil exécutif, depuis que Danton en était sorti, était un corps sans âme ; la Commission de défense, organisée par la Convention, perdait son temps en palabres, et la Convention elle-même, désemparée, pouvait-elle vraiment, — assemblée de 750 membres, — exercer efficacement la dictature de salut public ?

C’est dans ces circonstances que, le 8 mars, sur l’annonce des désastres de Belgique, elle se réunissait.

Soudain un homme surgit à la tribune, et une émotion plus grande sembla s’emparer de l’Assemblée. Danton ! Depuis plus de cinq semaines, il n’avait ni parlé ni paru à la Convention. Un deuil affreux l’en avait éloigné, le jetant dans une sombre prostration. Puis il était parti pour la Belgique où, quelques jours, il était resté, regardant l’invasion s’avancer. Et il reparaissait, mais si bouleversé, les traits si convulsés, l’âme si manifestement agitée par les chagrins et les soucis que cette figure, toujours effrayante, semblait, à cette heure, révéler, avant qu’il n’eût ouvert la bouche, de lourdes et terribles pensées.

Danton ! Quel homme était-ce que celui-là pour qu’à son apparition à la tribune, les députés se sentissent frémir, les uns de joie, les autres de terreur, tous d’une intense émotion.