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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/436

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après une quinzaine d’années de labeur critique et de simple prose, on a vu reparaître le poète plus mûr, mieux muni, plus riche d’expérience, de réflexion, de culture et de talent : il a pu donner coup sur coup, en quinze ans, sept recueils de vers, et il s’apprêtait à en publier deux ou trois autres quand il est mort. Il est devenu le poète de l’Amie perdue, des Chrysanthèmes, de Decenter mori, de la Tristesse de l’Aurore, de Lucius matris, de Niobé. Il a pris rang non seulement parmi ceux qui sont l’ordinaire butin des auteurs d’Anthologies, mais encore parmi ceux que les historiens de la littérature accueillent et retiennent. Pour ne rien dire ici des poètes encore vivans, croit-on que l’avenir, l’impartial avenir placera Angellier très loin de Sully Prudhomme et de Verlaine ? Et même, — c’est la question que posent ses Vers de jeunesse, — n’aurait-il pas pu, s’il l’avait voulu, monter plus haut encore ? On songe par contraste à Victor Hugo s’écriant à seize ans : « Je veux être Chateaubriand, ou rien, » à sa volonté si fermement arrêtée, à la continuité persévérante et obstinée de son ambition et de son effort. Si Angellier avait eu une ambition et une volonté analogues, si, jusqu’à quarante-cinq ans, il avait donné au labeur poétique tout son temps et tous ses loisirs, au lieu de s’y « divertir » en passant, à ses heures, n’aurait-il pas laissé une œuvre plus, imposante, plus complète et plus parfaite que celle qu’il nous a léguée ? Ou bien, tout est-il bien ainsi, et, les poètes comme les livres ayant leur destinée, sa poésie a-t-elle bénéficié d’une production un peu tardive, et a-t-elle gagné, en spontanéité et en ferveur d’émotion, à ne pas avoir été soumise trop tôt à une impérieuse discipline, à avoir même été contenue, refoulée, recueillie dans le cœur du poète, comme un subtil parfum dans un vase précieux. La question est peut-être oiseuse, et, en tout cas, insoluble, puisque nous ne connaîtrons jamais le mystère de la production littéraire. Inférieure ou non à son talent, l’œuvre d’Angellier existe, elle s’est imposée au public et à la critique, et c’est cela seul qui importe. Il n’est aucun de ses lecteurs qui ne souscrive à ce qu’il disait un jour de lui-même :


Je ne partirai pas sans laisser quelques gerbes ;
Et lorsque l’avenir vannera mes épis,
Peut-être mettra-t-il près des chants plus superbes
Mon hommage modique aux vieux murs assoupis.


Que l’ombre du poète soit satisfaite ! Les historiens de l’avenir ne l’oublieront pas.


VICTOR GIRAUD.