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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/465

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l’Espagne entière, grâce à lui, commençait à se divertir délicieusement des premiers exploits de l’ « Admirable Chevalier de la Manche. »


Resterait à savoir, après cela, en quelle mesure un tel discrédit était mérité, et jusqu’à quel degré de déchéance morale de longues années d’une misère véritablement tragique avaient pu faire tomber l’ancien héros de Lépante, le hidalgo-poète dont le grand cœur se reflète à jamais pour nous dans l’immortelle figure de son Don Quichotte. A cette question tous les biographes ont coutume de répondre en nous garantissant la parfaite innocence de Cervantes, — soit qu’ils tâchent à interpréter de la façon la plus favorable les quelques documens qui semblent l’accuser, ou bien encore qu’ils se bornent simplement à nous les cacher. Mais les documens n’en subsistent pas moins ; et peut-être serait-il plus sage de les examiner sans aucun parti pris, — sauf pourtant à ne pas oublier qu’il s’agit là d’un poète et conteur de génie qui d’abord, pendant un demi-siècle, a lutté noblement contre sa destinée. Que si même le malheureux Cervantes avait fini par se lasser un instant de l’effort de cette lutte décidément vaine, certes je ne prétendrais pas qu’on l’en dût excuser ; mais rien ne m’empêchera d’estimer qu’il siérait de l’en plaindre, d’éprouver au spectacle de sa défaite un sentiment d’indulgente et quasi respectueuse pitié.

Sans compter qu’il s’en faut de beaucoup que les traces de ces faiblesses de la vie privée de l’auteur de Don Quichotte s’étalent clairement, manifestement, à nos yeux, comme, par exemple, les fautes d’un Jean-Jacques Rousseau ou d’un Paul Verlaine. Tout au plus sommes-nous tentés de les deviner au fond d’un petit nombre de documens d’une allure quelque peu alarmante, tels que le verdict des quatre alcades de Valladolid. Mais je dois avouer que la tentation est parfois bien forte, et que, notamment, la réalité du rôle attribué par les susdits alcades au financier Simon Mendez dans la maison de la Calle del Rastro a de quoi nous paraître assez admissible lorsque, trois ans plus tard, une autre pièce d’une authenticité également évidente nous montre Cervantes dans une attitude non moins singulière vis-à-vis d’un vieux « capitaliste » madrilène, appelé Juan de Urbina.


Cette pièce est une façon de contrat officiel, rédigé à Madrid le 28 août 1608, et où l’ex-Isabelle de Saavedra se trouve qualifiée à la fois de « fille légitime « de Michel de Cervantes et de « veuve légitime »