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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/64

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raison, moins par pudeur que par crainte de nous dévoiler ses faiblesses. Ceux qui l’ont approché n’ont pas toujours eu cette discrétion. Il se laissait surtout approcher par des gens dont l’esprit et les intérêts étaient le plus opposés aux siens, soit qu’il eût escompté le plaisir de les étonner davantage ou qu’il eût redouté la perspicacité des autres. Pendant un certain temps, un juif nommé Lévin, philologue, l’aida à corriger ses épreuves ; et nous tenons de lui qu’un jour Kirkegaard lui dit tout à coup qu’il avait bien de la chance « d’être libre de Jésus-Christ, » et que, s’il avait cette chance, lui, Sören Kirkegaard, il pourrait autrement profiter des biens de la vie. Et Levin nous raconte encore que son angoisse était si forte que, plus d’une fois, il le vit s’interrompre dans sa lecture de la Bible et éclater en sanglots.

La révélation du secret de son père l’avait tout d’abord atterré ; puis, par piété et par pitié filiale, il voulut donner au mort une satisfaction à laquelle le vieillard semblait avoir attaché beaucoup d’importance. Il prépara résolument son examen de candidat en théologie et le passa. Enfin il songea à se marier. Georg Brandès a très joliment dit : « C’était comme si, un beau jour, Siméon le Stylite fût descendu de sa colonne, et, tendant la main à une jeune dame, l’eût invitée à en partager la petite plate-forme. » Oui ; mais alors la jeune dame eut considéré l’exiguïté de la place qui lui était offerte ; elle l’eût remercié avec un sourire, et elle eût continué son chemin ; et le Stylite eût regagné son perchoir. Tout de même, l’histoire aurait pu être aussi simple. C’est une banale histoire que celle de deux jeunes gens qui se fiancent, dont l’un s’aperçoit qu’il s’est trompé, et dont l’autre, après un moment de dépit ou de douleur, se marie à un troisième. C’est une histoire qui arrive tous les jours dans tous les pays, et dans les pays Scandinaves encore plus qu’ailleurs. Mais, avec Kirkegaard, rien ne se passait simplement, et les moindres incidens de la vie entraient dans le domaine d’une psychologie tragique. L’épisode de ses fiançailles fut le second bouleversement de son existence, peut-être pire que le premier. Après le Spectre, Ophélie.


Mlle Régine Vortland était une de ces jeunes filles aux joues roses et aux yeux bleus dont la fraîche figure est inséparable