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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/698

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Daphné, fille d’un fleuve. Daphné avait peur de l’amour. Pénée, le fleuve, lui conseillait de se marier, de lui donner des petits-fils. Elle passait toutes ses journées à la chasse. Apollon la vit, dieu galant, et la rechercha. Comme elle risquait de ne plus échapper aux entreprises du ravisseur, elle implora son père, qui la transforma en un laurier. Au printemps, « sous la lisse écorce, le corps endormi de Daphné était traversé, comme par d’excitantes flèches, par tous les désirs de vie végétale qui, à l’extrémité des branches, s’épanouissent en feuilles et en fleurs... » Et, sous l’ombrage du laurier, les amoureux venaient s’asseoir. Un jour, ce fut Apollon et la petite Xantho : le dieu pleurait Daphné, mais il priait Xantho de le consoler. Soudain, les branches du laurier frissonnèrent ; « et Apollon sentit un bras frais autour de son cou : ce n’était point le bras de Xantho. » Daphné avait rompu l’écorce et apparaissait, disant : « Me voici. » Là-dessus, nous rêverons, touchant l’amour et ses caprices. Il ne s’agit pas de conclure, mais de songer.

La préférence accordée au récit, la rapidité du récit, l’art de se cacher derrière une anecdote, l’art de la réalité, autant de caractères par lesquels on définirait la littérature classique. Et, parmi les écrivains de notre époque, M, Jules Lemaître est en effet celui que le romantisme a le moins alarmé. Les autres, pour la plupart, n’écriraient pas exactement comme ils écrivent, s’ils n’avaient lu Chateaubriand, Victor Hugo et Balzac. Mais les contes de M. Jules Lemaître, si pénétrés qu’ils soient des sentimens d’aujourd’hui, se placent, dans la série littéraire de la France, tout de suite après La Fontaine, La Bruyère et, si l’on veut, Voltaire. Le romantisme n’y est pour rien. Car jamais M. Jules Lemaître n’abuse de son idée, abus où le romantisme triomphe. Jamais les mots ne le mènent plus loin que raisonnablement il n’avait résolu d’aller ; et jamais une trouvaille ne lui devient un prétexte. Il redoute la vaine poésie, celle qui, s’étant une fois échappée, court comme une ménade. Il évite les descriptions abondantes et, devant la nature, il n’est pas pris de démence. Les ornemens inutiles, la prodigalité verbale et toute cette exubérance du cœur et de l’esprit lui font horreur. Et il écrit, dans l’histoire du chevalier de Pontmolain, gentilhomme de Touraine qui a suivi en Terre sainte le roi saint Louis : « Sous les orangers de Jaffa, il se souvenait avec larmes des peupliers de la Loire, mais en même temps les suaves odeurs d’Orient l’alanguissaient et il avait un grand besoin d’aimer et d’être caressé... » Voilà peut-être la plus romantique de ses phrases : et elle n’est pas romantique. D’ailleurs, je ne nie pas