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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/700

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Or, c’est bien, cette Nouvelle Héloïse, le commencement de la déraison. Je disais que l’auteur de la Vieillesse d’Hélène était, comme par un prodige, indemne de tout romantisme. Cède-t-il à Rousseau ?... Non !... Lisons « le Tempérament de Saint-Preux. » Nous supposons que Mme de Wolmar n’est pas morte ; et le roman continue. M. de Wolmar écrit à Milord Edouard que tout va bien, très bien ; il a auprès de lui sa femme, Saint-Preux et Claire d’Orbe : décidément, « il n’est pas de situation dangereuse pour les âmes droites. » Mais Saint-Preux, curieux de Claire, lui donne rendez-vous dans un bosquet : il compte sur l’Être Suprême pour approuver son enthousiasme. Claire dit tout à Julie ; et Julie pardonne à Saint-Preux : elle mouille sa lettre de ses pleurs. Saint-Preux n’aime-t-il plus Mme de Wolmar ? Il lui donne rendez-vous dans le bosquet où Claire agréa son éloquence. Julie dit tout à Claire, qui pardonne et souffre. Il y a, dans tout cela, un cynisme de loyauté presque animal. Saint-Preux embrouille deux amours, volontiers. Il se fatigue, par trop de sensibilité. Ensuite, il s’est mis en tête de « former à la vertu » l’âme de la cuisinière : il devra passer quelques semaines de repos dans le Valais. Le sublime des passions qui aboutit au médiocre et au pire, admirable caricature ! Et les passions que Rousseau déchaîne, immodérément, tel est leur résultat dérisoire... « Je respecte Wolmar ; mais que les embrassemens d’un athée doivent être froids ! » écrit Saint-Preux à Julie. Eh ! les embrassemens ne sont que des embrassemens : le péril est d’y ajouter une idéologie, une théodicée, et de commettre son péché sans bonhomie. La dernière aventure de Saint-Preux illustre le Rousseau de M. Jules Lemaître, un de ses plus beaux livres, et l’étude pénétrante d’une dépravation.

Ainsi réunies et associées, la critique et la fantaisie composent une œuvre parfaitement harmonieuse et complète, une œuvre à la fois soumise et libre, soumise à la précédente littérature comme elle doit l’être pour entrer dans les siècles de la pensée et s’y placer à sa date, soumise et libre aussi, libre jusqu’à se diversifier d’heure en heure, au gré d’une mélancolie tantôt sereine, tantôt rude et qui parfois orne de maintes gentillesses l’amour, parfois le dénigre et n’attend de lui qu’un divertissement contre la peur de la mort.


ANDRE BEAUNIER.