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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/900

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dispenserez de les boire, car nous ne saurions comment faire pour porter ces bouteilles à travers cette foule. Combien six litres ?

— Soixante sous.

— Les voici.

Là-dessus, il cria d’une voix éraillée : « Vous laisserez passer six bourgeois. »

Nous montâmes donc au premier, dans cette grande pièce, au milieu d’un encadrement de plusieurs rangées de tables encombrées de gens ivres, malades, endormis, couchés sur les bancs et sous les tables. Un carré long, entouré d’une balustrade qui sépare les danseurs des buveurs entourant les tables, attira nos regards. Une cinquantaine de masques y dansaient au son d’un orchestre, si l’on peut honorer de ce nom une musique sauvage composée d’un mauvais violon, d’un petit sifflet, d’un gros tambour et d’un ou deux instrumens en cuivre qui faisaient un bruit à fendre la tête. C’est là que nous vîmes danser le chahut dans tout ce qu’il offre de hideux et d’obscène. Tout ce que j’avais vu ailleurs, dans ce genre, n’était rien à côté de cette danse immonde.

Autour du bal, où les musiciens tournaient le dos aux danseurs et regardaient dans la rue, régnait une double ou triple rangée de tables. Depuis les trois derniers jours du carnaval, le salon n’avait pas cessé d’être rempli jour et nuit, et le temps avait manqué pour enlever toutes les immondices et changer les nappes couvertes de souillures : c’étaient des débris d’os rongés, de sauces renversées, de graisse figée, de bouteilles cassées, mille ordures enfin horribles, dégoûtantes. Des hommes et des femmes ivres morts étaient vautrés dans cette fange et dormaient côte à côte, tandis que des enfans jouaient avec les débris d’assiettes et de verres cassés.

Que nous fûmes heureux de nous retrouver de nouveau dans la rue et de respirer de l’air pur ! Je fus plus satisfait encore, lorsque je me trouvai assis dans noire carrosse, à côté de Maurice Esterhazy, pour nous faire conduire aux Vendanges de Bourgogne. Ici, du moins, l’entrée est élégante, l’escalier orné de glaces et de fleurs, les salles joliment décorées et la longue galerie dans laquelle donnent tous les cabinets est aussi luxueuse. Nous eûmes toutes les peines du monde à obtenir un de ces cabinets, le seul qui ne fût pas occupé. Mais dans quel