Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/928

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

si j’avais voulu... Mais je n’ai pas voulu. Je n’ai pas de millions, mais j’ai des scrupules, du goût, du tact, de la délicatesse, et des manières excellentes. » Ce n’est pas entièrement vrai ; mais nous en sommes fortement persuadés ; et, puisqu’il ne s’agit ici que de notre satisfaction personnelle, c’est l’important. Le type du parvenu, dans son fond, ne varie pas ; car il s’agit toujours d’un homme parti de bas, qui a gardé la tare de son origine première ; et les qualités qu’on met en œuvre pour parvenir, audace et souplesse, sont sensiblement pareilles dans tous les temps : le rôle a une tradition. Ce type, toujours le même, est toujours différent ; car les moyens de parvenir s’adaptent à chaque état social et changent avec lui : c’est un rôle qu’on peut refaire tous les vingt-cinq ans. Ajoutez un dernier trait : le type est particulier à notre scène. Il n’a sa raison d’être que dans une société hiérarchisée comme la nôtre où les distinctions sociales ont survécu à la ruine de l’ancien régime. Surtout il suppose dans le public une finesse, un sentiment des nuances qui est chose très française. Vive donc Pétard, le dernier en date, le plus jovial, le plus brutal, le plus cynique et le plus sympathique des parvenus !

Nous sommes dans le parc du château de Persanges. Ce château historique n’est pas seulement le lieu de l’action, il en est l’un des acteurs et non des moindres. C’est le personnage muet, impersonnel et symbolique, qui domine toute la pièce. C’est à propos de lui et autour de lui qu’on se bat. A qui appartiendra-t-il ? Que va-t-il devenir ? Que fera-t-on de lui ? Que peut-on faire d’un château historique au XXe siècle ? C’est la question à laquelle nous sommes sans cesse ramenés. La « crise » pour un château c’est le changement de propriétaire. Le château de Persanges est à l’instant de la crise, à la minute critique où. à cesse d’appartenir au marquis de Persanges pour passer entre les mains de M. Pétard.

Aussi longtemps qu’il lui a été possible, le marquis a tenu bon. Mais tout a une fin : il est acculé à la nécessité de vendre. Il a vendu la demeure de ses pères et il l’a vendue pour un morceau de pain. C’est un de ces drames obscurs et pitoyables, douloureux et mesquins comme nous savons, ou nous devinons, qu’il s’en passe tous les jours. Il n’est pas besoin d’imaginer une de ces tragédies financières, ni d’invoquer ces folles prodigalités où sombre un patrimoine : il suffit des exigences de la vie journalière, du coût de cette vie qui augmente et de la diminution des revenus : faute de quelques billets de mille francs annuels, il faut se défaire de la vieille maison seigneuriale, et encore s’estimer heureux quand on en trouve un prix même dérisoire.