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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/940

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moustiquaire. Sur le plancher traînaient les objets appartenant aux deux hommes : des malles à moitié vides, des vêtemens usés, de vieux souliers, et puis toutes ces choses sales et endommagées qui s’accumulent mystérieusement autour de personnes indifférentes à la propreté. Et puis, il y avait encore, à quelque distance de ce groupe de constructions, un dernier endroit habité. Là, sous une haute croix fortement penchée, dormait à présent l’homme qui avait assisté aux commencemens de tout cela, l’homme qui avait préparé et dirigé l’installation de ce poste avancé du progrès. Après avoir été jadis, dans son pays d’Europe, un peintre incapable de vendre ses tableaux, il s’était fatigué de poursuivre la renommée avec un estomac vide, avait dû à de hautes protections de se faire envoyer à l’autre bout du monde, et avait été le premier chef du comptoir.

Avec son apathie habituelle et son air de : « Je l’avais bien dit ! » Makola avait vu l’énergique artiste dépérir de fièvre dans la grande maison tout juste achevée. Puis, pendant quelque temps, il était resté seul avec sa famille, ses livres de comptes, et le Mauvais Esprit qui règne sur les pays au-dessous de l’Equateur. Il s’était fort bien arrangé avec son dieu, — se l’étant peut-être rendu favorable par une promesse d’autres hommes blancs à dévorer, tour à tour, dans la suite. En tout cas, le directeur de la grande Compagnie Commerciale, lorsqu’il était revenu sur un bateau à vapeur ressemblant à une énorme boite de sardines, avait trouvé le comptoir en excellent ordre, et Makola tranquillement zélé à son ordinaire. C’était alors que le directeur avait fait installer la croix sur le tombeau du premier agent, et avait placé Kayerts à la tête du comptoir, en lui donnant Carlier pour assistant. Ce directeur était un homme actif et dur, qui parfois, mais très imperceptiblement, se plaisait à des saillies d’un humour macabre. Il avait adressé à Kayerts et à Carlier un long discours, où il leur avait exposé tous les agrémens de leurs nouvelles fonctions. Le comptoir le plus proche se trouvait à environ trois cents milles plus bas : occasion exceptionnelle, pour eux, de se distinguer et d’acquérir de fructueuses commissions sur les marchés qu’ils parviendraient à faire ! Une telle nomination constituait, pour des fonctionnaires débutans de la Compagnie, une véritable faveur. Kayerts s’était senti ému jusqu’aux larmes par cette bonté de son directeur. Il ne manquerait pas, — avait-il dit, — de tâcher de son mieux à justifier une confiance aussi flatteuse. Kayerts avait été naguère dans l’administration des Télégraphes, et savait s’exprimer correctement. Carlier, ex-officier de cavalerie dans une armée que plusieurs grandes puissances européennes s’accordaient à mettre hors d’état de nuire, ne s’était pas laissé émouvoir au même degré. S’il y avait réellement des commissions à toucher, tant mieux pour tout le monde ! Et puis, en promenant un regard maussade sur le fleuve, les forêts, la brousse impénétrable qui semblait retrancher le comptoir du reste de l’univers, il avait murmuré entre ses dents : « Nous aurons bientôt fait de voir ce qui en est ! »

Le lendemain, après avoir jeté sur le quai quelques ballots de cotonnade et un petit nombre de caisses de provisions, la boite à sardines était repartie, pour ne plus revenir avant un bon semestre. Sur le pont, le directeur avait touché aimablement sa casquette en signe d’adieu à ses deux agens, qui se tenaient debout sur le quai, agitant leurs chapeaux ;