Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/946

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de M. Joseph Conrad s’est manifestée à nous avec un relief tout particulier, l’année passée, dans un recueil de contes appelé : Une série de Six. Impossible d’imaginer des récits plus divers, et dont chacun, pourtant, nous révèle à un plus haut degré le même mélange singulier de discret « humour » anglais et de profonde sensibilité polonaise. Sans compter qu’il y a tels de ces courts récits, — l’histoire d’un bateau que l’on dirait animé d’un mystérieux pouvoir meurtrier, ou celle d’un jeune ouvrier parisien dont une suite de mauvais hasards a fait, peu à peu, le plus cruel des bandits anarchistes, — tels de ces récits qui, par l’élégante simplicité de leurs contours et l’aisance familière de leur mise en œuvre, méritent vraiment d’être comparés aux nouvelles les plus parfaites de ce Tourguenef que je soupçonne d’avoir été, dès le début, le modèle favori de M. Conrad. Et bien que le dernier roman de celui-ci, La Chance, accuse un effort beaucoup plus marqué à se renfermer dans les limites traditionnelles du roman anglais, ici encore qualités et défauts se ressentent étroitement de l’origine étrangère de l’éminent auteur.


Le défaut le plus frappant de cette Chance est, cependant, beaucoup plus le fait de l’ « artiste » que du « Polonais. » Se rappelle-t-on le curieux roman d’Hoffmann, — curieux, mais à peu près illisible, — où le récit autobiographique du musicien Kreisler nous est livré en une série de fragmens épars, tel qu’il serait sorti des griffes du chat Murr ? C’est quelque chose d’approchant que vient de nous offrir M. Conrad, par un nouveau caprice de sa fantaisie de virtuose littéraire. Au lieu de nous raconter tout d’un trait la touchante histoire qui forme le sujet de son roman, il en a, pour ainsi dire, mêlé dans un chapeau les différentes parties : si bien que nous voici forcés de reconstituer nous-mêmes, après coup, l’ordre naturel d’événemens qui nous sont présentés un peu au hasard. Ou plutôt, il va de soi que ce hasard n’est qu’apparent, et que l’auteur a cru servir l’intérêt de son intrigue en la rompant et dépeçant de la manière qu’il a fait : mais les lecteurs n’en éprouvent pas moins une certaine gêne, en face de l’effort imprévu de reconstruction qui leur est imposé. Ils ont beau deviner que l’auteur espère ainsi leur faire mieux connaître l’âme de ses personnages, ou bien les mieux préparer à jouir de telle scène pathétique, longtemps retardée : ils ne peuvent s’empêcher de regretter néanmoins que M. Conrad ait trop compté sur eux, trop oublié combien l’ordinaire des romanciers les a désormais accoutumés