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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/113

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personne pour la finesse de ses observations, la gaieté de sa conversation et le charme extrême qu’elle répand sur tout ce qu’elle dit. La duchesse de Sutherland a aussi beaucoup de grâce et d’esprit. Mme la vicomtesse de Noailles, qu’on appelle Mme Alfred, mère de la duchesse de Mouchy, est aussi bien spirituelle. On n’a pas plus de grâce et de mouvement, c’est une mobilité incomparable, une éloquence inimitable pour la simplicité et la justesse des expressions. Elle et la marquise de Jumilhac causant ensemble, c’est un feu roulant de bons mots et de plaisanteries si drôles, toujours neuves et si surprenantes qu’il est impossible de ne pas être subjugué sous tant de charme et de gaieté.

Lady Granville ne se contente pas de cette abondance d’esprit, il lui en faut encore, et, malgré son peu de goût pour la duchesse de Dino, elle l’avait invitée avec la princesse de Liéven et la délicieuse Mme Orloff.

J’étais curieux de savoir qui l’emporterait dans cet assaut d’esprit et à qui M. de Talleyrand et M. Molé donneraient la préférence. M. de Talleyrand, dans de semblables circonstances, se retranche ordinairement dans son impassibilité désolante, il mange beaucoup et n’ouvre la bouche que pour y faire entrer les morceaux les plus délicats qu’il sait apprécier et dont il fait par conséquent grand cas. Mais M. Molé a un fort mauvais estomac, il ne mange presque rien et parle d’autant plus. Néanmoins, ses frais de paroles ne sont pas pour tout le monde, il en connaît trop la valeur pour lancer son érudition au milieu de la foule et pour livrer son esprit fin et délié en le jetant à la tête de tout le monde. Il parle donc bas et à son voisin, et cela seulement si son voisin lui plaît. Sinon, il se tait et prend un air tellement sérieux et sinistre, qu’il faudrait un courage plus qu’ordinaire pour oser interrompre ses méditations profondes et sévères.

La princesse de Liéven devenait plus raide à mesure qu’on annonçait des personnages importans ou célèbres. Elle semblait attendre une attaque et s’être mise sur la défensive contre tout cet esprit féminin qu’elle abhorre. Mmes de Noailles et de Jumilhac, découragées par une attitude aussi farouche, se mirent, dans un autre coin du salon et s’emparèrent de tous les hommes, notamment de M. Molé. Fasciné par l’esprit de ses deux compatriotes, il oublia le reste de l’Europe. Mme de Liéven en fut profondément blessée et, ne pouvant supporter plus longtemps