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un frère moins intransigeant que Sévérin, ou ce que lui aurait fait dire un auteur moins âpre que M. Paul Hervieu. Mais dans ce genre de théâtre sans merci, il faut aller jusqu’au bout de l’horreur. Séverin ne laissera donc ignorer à Juliane aucune des conditions qui font l’atrocité de ce drame domestique. Il lui dira la trahison de l’époux, afin de ruiner jusqu’au bonheur passé de la femme qui s’est crue aimée, et de lui fermer les avenues du souvenir. Il précisera qu’il y a eu non pas suicide, mais châtiment, c’est-à-dire meurtre, et qu’il est le justicier, c’est-à-dire le meurtrier. Rejetée du mari félon au frère assassin, que deviendra la pauvre femme ? je vous le demande ; et si elle n’y perd pas la raison, c’est que la souffrance n’est pas toujours une suffisante cause à la folie.

Ce n’est pas tout. Il y a une justice en France, du moins pour les particuliers. Elle a des façons tout à fait indiscrètes de se mêler de vos affaires. Les policiers, qui ont manqué Gaétan Béreuil, se dédommagent en faisant les premières constatations ; le prétendu suicide leur est tout de suite suspect : le coup a été tiré d’un peu trop loin pour être un coup qu’on se tire à soi-même. C’est alors qu’intervient la déposition de Baptiste. Il raconte la scène dont le hasard, dit-il, l’a fait le seul témoin. Comme son maître avait saisi son revolver, il s’est jeté sur lui ; l’arme, dans la lutte, s’est déchargée : cela explique que le coup n’ait pas été tiré à bout portant. Ce Baptiste ment comme un arracheur de dents. Ce témoin porte un faux témoignage. Mais c’est un faux témoignage pour le bon motif. Ni Séverin, ni Messénis, ni Juliane, ni aucun des spectateurs qui, en Espagne et en France, ont applaudi et applaudissent chaque soir la pièce de M. Hervieu, ne démentira ce héros de la déposition fausse. Nous tous, tant que nous sommes, nous passons au rang de faux témoins.

Ainsi voilà de très braves gens qui ont fait justement le contraire de ce que prescrit l’Écriture, et qu’a édicté de tout temps toute morale. Non seulement ils ont contrevenu aux préceptes absolus et aux règles élémentaires, mais c’est parce qu’ils y ont contrevenu qu’ils sont de braves gens, et méritent notre estime et se sont acquis notre sympathie. Il est écrit : « Tu ne tueras pas ! » Et Séverin a tué son beau-frère. « Tu ne porteras pas de faux témoignage. » Et tout le monde ici va mentir. « Tu ne t’approprieras pas le bien d’autrui. » Et vous ne pouvez avoir oublié l’histoire du billet de cent francs. Concluons donc que ces règles d’une morale, instituée par Dieu même, sont sujettes à caution : selon les circonstances, on s’y conforme ou on ne s’y conforme pas. C’est à volonté, au choix, au petit bonheur. Le