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l’accepter après trois dîners nombreux. Le soir j’ai soupe chez la princesse Henri ; j’ai joué au whist et j’ai eu un très bon maintien tout le soir, dit-on. Vendredi, j’ai dîné avec Schlegel et lu de l’allemand avec ardeur ; de là j’ai été voir des marionnettes italiennes qui m’ont fait moins de plaisir que je ne croyais et soupé chez la princesse d’Orange, deux heures à table. Aujourd’hui je dîne chez un frère du duc de Brunswick, ce soir je soupe chez la princesse Louise ; demain dînent chez moi : le prince Belmonte, l’envoyé de Russie, Muller et Brinckmann ; le soir je soupe chez l’envoyé de Bavière ; lundi je dîne chez l’envoyé de Russie, je soupe chez l’envoyé d’Espagne, etc. En voilà assez pour te faire voir que le temps me talonne et que la vie s’échappe sans peines, sans plaisirs, sans idées, sans ennui, du moins celui de la solitude. Mais j’aimerais autant courir la poste tout le reste de ma vie que rester ainsi à des toilettes et à boire et à manger et à jouer, et Muller et le prince Louis, et le duc d’Œls[1], ivres presque tous les soirs. Ah ! pauvre Fiance, pauvre France, si vous n’étiez pas si abominable, que vous seriez charmante !

Je t’embrasse, cher ange, avec tout mon cœur.

Cependant le séjour de Mme de Staël à Berlin tirait à sa fin. Elle avait fixé son départ au 25 mai, au lendemain d’une revue à Potsdam à laquelle elle tenait à assister et pour laquelle le duc Charles-Auguste devait venir de Weimar. Lorsqu’elle avait fait choix d’une date, elle s’y tenait invariablement. C’était ce qu’elle appelait « sa marche lunaire » et son père la plaisantait quelquefois de cette fixité dans ses projets par laquelle elle s’enchaînait elle-même. Elle était fatiguée de cette vie de monde et commençait à compter les jours. Par avance, elle jouissait de cette réunion avec son père ; elle aimait à se représenter leurs effusions, les longues conversations qu’ils auraient ensemble. Elle faisait des projets d’avenir. Néanmoins, il semble que par momens quelques pressentimens mélancoliques l’aient traversée, comme si elle avait eu l’instinct secret d’un malheur qui planait sur elle. On trouvera trace de cette disposition dans les trois lettres suivantes, les dernières qui me restent à publier.

Berlin ce 10 avril.

Ta lettre à moi, depuis l’arrivée de Billy[2], est pleine de détails les plus intéressans, mais une seule chose m’attriste profondément, c’est qu’il faut qu’il t’ait dit de bien mauvaises nouvelles sur moi, puisque tu ne me dis pas

  1. Le duc d’ŒIs était un général prussien qui avait épousé une princesse de Wurtemberg-ŒIs.
  2. Guillaume Van Berchem auquel ses amis donnaient familièrement ce petit nom était un Genevois, d’une famille originaire de Hollande et amie de Necker qui compte encore des représentans à Genève. Il était banquier à Paris.