Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/606

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’apaisement du Niari n’est pas de longue durée. A midi, un grondement trop connu me tire de mon indolence. Ce sont les rapides du Sousou. Je jette un regard en arrière ; hélas ! je ne vois pas un seul des bateaux loangos ; je les avais oubliés dans le farniente d’une navigation paisible. Où sont-ils ? Il est midi et demie. Quand arriveront-ils ?

Le premier se montre à [six heures, les trois suivans à sept heures et demie. Qu’est devenu le cinquième ? Celui qui a le dénommé Balo comme contremaître. La nuit est complète, il ne nous rejoindra pas. Il prévoit sans doute que la journée de demain sera dure ; il n’est pas pressé de le vérifier.

Nous dînons sur un rocher, entourés par l’eau que nous entendons bouillonner autour de nous. Qui donc a dit : « Les rivières sont des chemins qui marchent ? » Oui, elles marchent, mais pour ceux qui descendent le fil de l’eau ; il leur arrive alors de marcher trop vite ! Enfin, la phrase est jolie, elle fait image. Elle fait même rêver : on se voit dans le fond d’une barque, mollement allongé, emporté sans effort par le courant, les avirons à l’abandon, bercé par un léger clapotement, les yeux perdus dans le ciel, le front caressé par la brise… ou bien on se représente les gabarres hissant leurs voiles, les grands chalands en file, tirés par le remorqueur au souffle haletant, les péniches traînées par les chevaux qui égrènent, le long du chemin de halage, le tintement de leurs grelots dans le flottement de la brise matinale… Chemins qui marchent pour le rêve, chemins qui marchent pour le travail, les rivières en France sont des amies, des aides. Ici, elles sont, comme le reste de la nature, dressées contre qui veut les violer ; les rivières sont des ennemies.

Je viens de faire cette série de réflexions, à part moi. A la grande stupéfaction de Castellani, je répète tout d’un coup rageusement, songeant à la journée de demain : « Ah ! oui ; les rivières sont des chemins qui marchent ! »

Moussa, qui sert le café, a compris que j’invectivais le Niari. Maître d’hôtel accompli, il se mêle néanmoins quelquefois à la conversation.

— Sénégal seulement y a bon, affirme-t-il gravement.

— Est-ce vrai ? demande Castellani.

— A peu près. Je reconnais que le Sénégal se jette dans la mer avec assez de dignité. Il est même de tous les fleuves