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Maintenant, tous les pagayeurs sont attelés au câble du premier bateau que je présente au torrent. Je n’ai pas osé laisser à l’intérieur le percheur habituel, il courrait trop de dangers. Je commande de haler. L’avant n’étant pas maintenu se jette à gauche, se précipite à droite, le bateau se débat au bout du câble, comme un cheval rétif au bout de sa longe ; il va se briser. Halte ! Il faut absolument un percheur, et même deux ; mais c’est risquer la vie de deux hommes ! Les Cap-Lopez seuls sont capables de réussir. Ils rient de ce qui me terrifie ; deux d’entre eux sautent dans le boat, comme si ce dernier reposait sur un lac. Ils sont prêts ; de nouveau, je fais haler. Maintenue par les perches, l’embarcation demeure face au courant. Elle reste immobile ! Sous les efforts réunis de 75 hommes, elle ne gagne pas un centimètre ; elle émerge d’une coupe d’écume, le torrent se relève le long de ses bords, et va l’envahir. Je la laisse revenir en arrière.

Où trouver du renfort ? Comme s’il eût deviné mon vœu, le chef de Yélika, un village dont on aperçoit les cases, arrive, suivi d’une théorie de porteurs chargés de vivres. Je mets bout à bout plusieurs câbles, j’y attelle le peuple de Yélika, après lui avoir expliqué qu’il faut tirer très vite, sans s’arrêter. Cette fois, les forces combinées de plus de 100 hommes parviennent à arracher la baleinière du torrent. Elle remonte. La vague coupée se dresse, passe par-dessus l’étrave. Plus vite ! plus vite ! Les Cap-Lopez n’ont pas bronché, le point critique est franchi, le boat flotte en eau calme.

Après avoir recommencé six fois cette manœuvre, les sept baleinières sont au mouillage au-dessus de la Moutima ; il est neuf heures et demie du soir. La nuit est complète au moment où le transbordement des charges, restées en aval, est terminé.

Nous campons sur les pentes du promontoire rocheux qui nous a permis de passer ; plus bas, à nos pieds, la grève est couverte de traces d’hippopotames, et mes noirs affirment que, si nous campions à cet endroit, nous serions écrasés par eux pendant notre sommeil. D’ailleurs, je n’en crois rien ; nos feux suffiraient à les éloigner.


Au réveil, pour la première fois depuis le départ, j’aperçois un horizon. Il est encore noyé dans la brume, mais la muraille qui nous enserrait jusqu’ici a disparu.