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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/620

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état est certainement grave. Il ne s’est décidé qu’hier à accepter de la quinine ; c’était trop tard. Dans la nuit, j’ai été réveillé par un ébranlement de ma tente, un bruit semblant provenir de la chute d’un corps ; je me suis levé ; Castellani était à terre, évanoui. Dans un accès de délire, il avait voulu se lever, s’était pris les pieds dans les cordes de la tente, et était tombé.

En Afrique quand on se sépare, on ne sait jamais si on se reverra.


Hier, je faisais filer Castellani sur Zilengoma, impuissant à le soigner ; aujourd’hui, je n’ai pas cette ressource pour le Bassa qui vient me consulter, et cependant j’ai bien peur de ne lui être d’aucun secours. Le malheureux a un abcès dans le talon depuis plusieurs jours ; jusqu’ici, il n’a pas voulu que je regarde son pied, et maintenant, il est incapable de marcher, il souffre horriblement.

L’abcès, ne pouvant percer la couche de corne qui recouvre la plante des pieds de tout indigène, a fusé à l’intérieur ; il est absolument urgent de l’ouvrir. Mais avec quoi ? comment ? Je n’ai pas de bistouri et j’ignore l’anatomie ! Si j’allais couper une artère ? D’un autre côté, il est impossible d’attendre plus longtemps.

Je me décide à tenter ce qui, pour moi, est bien réellement une opération. Cette fois, il ne s’agit plus de frictionner à la sauce anglaise !

Je fais tenir mon Bassa par quatre de ses camarades, je prends dans le village un des couteaux dont les indigènes se servent pour se raser la tête, et à la grâce de Dieu !

Je crois que, pour couper cette corne, les outils d’un maréchal ferrant n’auraient pas été de trop ! Enfin c’est fait. Il y avait un tel décollement que j’ai dû fendre la moitié du pied jusqu’au talon. Mais le pansement ! Il en faut un sérieux et je n’ai rien. Après tout, un mouchoir bouilli fera une mèche très sortable, un autre découpé remplira parfaitement l’office de compresses, et, dans une de mes pièces d’indienne, il est facile de tailler des bandes : tout cela manque bien un peu de stérilisation… à la guerre comme à la guerre. D’ailleurs, ce Bassa a un tempérament à résister à tous les microbes.