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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/68

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sais pas si Laforêt[1], même avec la lettre de Joseph, me présentera comme Française. Tout est difficulté hors de France quand on n’est protégée ni par l’aristocratie, ni par le gouvernement français. Metz valait mieux que tout cela, mais tu l’as trouvé ridicule ; il avait trop l’air de frapper à la porte ; cependant il faut y retourner dans quelques mois et envoyer de là mon fils en pension. Je voudrais ne te revoir qu’après avoir vaincu ce terrible ennemi de mon repos, l’exil ; mais je t’en conjure, réfléchis si tu peux venir à mon secours pour en triompher. J’espère que tu dis pour moi des tendresses à mon oncle ; je ne lui écris pas, me fiant à toi. Mme Rilliet[2] aura une lettre de moi quand j’aurai vu son fils à Hanau ; j’y passe en allant à Weimar. Je ne me soucie plus trop de ces diamans ; ne les risque pas, cher ami. Qui sait si j’irai jusqu’à Berlin, j’ai tant d’envie de rentrer en France. Le résident de France n’est pas venu chez moi, ni le prince de Gotha que j’ai souvent rencontré ; comme l’attrait de l’esprit est nul ici, passé la curiosité, il n’y a pas une balance contre rien. Ah ! découvre-moi un moyen de me rétablir en France. J’ai trouvé ici deux compatriotes de mes amis de l’île Saint-Pierre qui ont été comme ma famille en soins pour moi ; eux ou Paris ou Coppet l’été, tout le reste ne peut aller. Dis-moi donc un mot de l’humeur des Genevois contre moi.

Le même jour, elle écrivait à Villers une longue lettre :

J’ai été saluée sur la terre étrangère par une lettre de vous et je me suis crue en la recevant un moment dans une patrie. Rendez-moi souvent cette illusion. J’ai devant moi un hiver que je voudrais apaiser comme un ennemi et chaque jour qui s’écoule, chaque instant de soulagement que j’éprouve est un véritable bienfait du temps ou de mes amis. Je n’aurais pas cru qu’après trente ans on pût désirer jamais que la vie se hâtât, mais mon avenir de quelques mois est si cruellement dépouillé que je voudrais le traverser rapidement comme un désert… Vous dirai-je, au bout de deux jours, en véritable Française, mon impression sur un pays que je ne connais pas ? Arrêtée dans l’auberge d’une petite ville, j’ai été entendre un piano sévissant dans une chambre enfumée où des vêtemens de laine chauffaient sur un poêle de fer. Il me semble qu’il en est de même de tout : c’est un concert dans une chambre enfumée. Il y a de la poésie dans l’âme, mais point d’élégance dans les formes[3].

« Un concert dans une chambre enfumée, » telle était la première impression produite par l’Allemagne sur Mme de Staël, la prolongation de son séjour à Francfort, où un pénible incident la retenait, ne devait pas détruire cette impression :

Francfort, ce 22 novembre.

C’est la première fois, cher ami, depuis mes malheurs, que je suis

  1. Laforêt était ministre de France à Berlin.
  2. Mme Hilliet, née Huber, était une cousine et amie d’enfance de Mme de Staël.
  3. Isler, Briefe an Villers, etc.