Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/825

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

si doucement à mon oreille durant ces tristes jours. Je vous reverrai quand je pourrai revoir quelqu’un, quand le nuage qui s’épaissit chaque jour autour de moi me permettra de former quelque nouveau plan. Adieu, my dear Madam, ne m’oubliez pas.

Mme de Staël se mit en route, accompagnée de Benjamin Constant, de Sismondi et de Schlegel : à Zurich, sa cousine et intime amie Mme Necker de Saussure vint au-devant d’elle. Mme Necker de Saussure avait assisté aux derniers momens de M. Necker. De sa bouche, Mme de Staël put donc entendre avec plus de détails encore que ne lui en avait donné Benjamin Constant, le récit des derniers momens de M. Necker. Je laisserai Mme Necker de Saussure raconter elle-même cette rencontre et la fin de ce pénible voyage[1].

Je ne décrirai point les scènes cruelles qui se succédèrent pour nous. Ce n’est pas quand la douleur se déploie dans toute sa violence que le génie est reconnaissable. Les convulsions, les horribles angoisses d’un cœur désolé, sont les mêmes chez toute la pauvre race humaine, et il n’y a pas de place pour la distinction dans les grands accès de souffrances morales. C’est dans les intervalles un peu calmes que je retrouve Mme de Staël, et c’est dans ceux-là que je la peindrai.

Il y eut quelques-uns de ces momens de trêve durant notre sinistre voyage, et jamais peut-être ce qu’il y avait de merveilleux en elle ne m’a-t-il frappée davantage. Lorsque l’abattement de la douleur en avait remplacé les grands éclats, Mme de Staël nous priait de causer dans la voiture, apparemment parce que le bruit des paroles l’aidait à se maîtriser. Elle amenait avec elle M. Schlegel, et comme, pour peu qu’elle fût maîtresse d’elle-même, on la voyait occupée des autres, elle désirait qu’il se montrât à son avantage, et lui indiquait en deux mots les sujets qu’il devait traiter. En conséquence, M. Schlegel nous développait une grande quantité d’idées nouvelles, et quand l’entretien s’animait, il arrivait quelquefois que Mme de Staël, reprise par son talent, se lançait tout à coup dans la conversation. Alors, racontant l’Allemagne, les hommes, les systèmes, la société, elle déployait un feu, une beauté d’expression extraordinaires ; mille tableaux éclatans se succédaient, jusqu’à ce que, ressaisie par une griffe meurtrière, elle retombât sous l’empire de la douleur. On eût dit de ces feux d’artifice tirés un jour d’orage, dans lesquels une explosion subite fait jaillir des gerbes d’étincelles que des bourrasques de vent et de pluie viennent éteindre aussitôt.

Il ne faut pas supposer toutefois que sa distraction fût complète ; un tremblement presque imperceptible, une légère contraction dans les lèvres, montraient qu’elle n’avait pas cessé de souffrir, et qu’elle parlait, si on peut le dire, par-dessus sa douleur.

  1. Notice de Mme Necker de Saussure en tête des Œuvres complètes de Mme de Staël, édition de 1821, t. 1, p. 201.