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que vous m’aimez parce que vous me connaissez, il faut que vous me connaissiez encore mieux pour m’aimer davantage. Sachez que je ne désire point un sort brillant, que je ne crains point les pointes acérées de la vie, que j’ai souvent émoussées, souvent faussées en y laissant accrocher mon pauvre cœur, que je ne cherche ni le bonheur, ni la gloire et que je me contente de marcher sur le chemin raboteux du devoir pour arriver peu à peu à la perfection. Vous savez que mon crépuscule et la sombresse d’une certaine nuit que je ne fuis pas, quoique je ne l’aime pas, m’envelopperont de leurs crêpes humides avant que je ceigne mon front, qui n’est fait que pour des roses légères et des sensitives délicates, d’un diadème pesant qui ne me convient pas. Louzinska, il n’y a pas grande gloire à régner sur les hommes !

Cette mélancolie à la Werther n’empêchait pas cependant le prince héréditaire de Gotha d’être parfois un peu pédant. C’est ainsi que, voulant démontrer à Mme de Staël qu’en Allemagne tout est à la grecque, il défile une kyrielle de substantifs auxquels il accole l’épithète grec ; il y en a deux pages.

Cette correspondance dura quelques années. Sur un point cependant Mme de Staël et son bizarre correspondant ne devaient pas être d’accord : c’était sur l’admiration que celui-ci ressentait pour Napoléon qu’il appelle « l’Unique Grand, notre maître à tous. » Voici comme il parle de l’Empereur, l’année d’Erfurth probablement, — la lettre est sans date :

Mon avenir vous intéresse-t-il ? Il ne sera sûrement pas malheureux, se trouvant entre les mains d’un être grand et unique, d’un héros juste et magnanime qui a daigné me nommer son meilleur ami en me présentant la main dont il tient le globe avec cette parole si classique et si caractéristique : « Prenez-la, duc, elle est pure. » J’ai fait verser des larmes à ce séraphin envoyé par la Providence pour accomplir les prophéties du passé, pour régénérer le présent et pour servir d’idéal à l’avenir. Oui, j’ai fait verser des larmes de sensibilité à ce Grand Unique. »

Napoléon, tendant sa main à l’héritier du duché de Gotha, lui disant : Prenez-la, elle est pure, et, versant avec lui des larmes de sensibilité, j’ai peine à m’imaginer que la scène se soit passée ailleurs que dans l’imagination du jeune prince allemand.

Après avoir prolongé son séjour à Gotha pour dîner avec le singulier convive dont nous venons de parler, Mme de Staël partait pour Weimar. Elle y arrivait le 13 décembre à quatre heures et demie du soir, et aussitôt elle écrivait à son père :