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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/861

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Les deux miliciens n’étaient pas sortis du rang, qu’un brouhaha immense s’élevait, accompagné d’un bruit de course ; en quelques secondes, il ne restait pas une âme dans le village.

Cette fuite était évidemment préparée. Il était tard, je voulais laisser à Mabiala le temps de la réflexion, je lui envoyai un indigène sur lequel les miliciens avaient mis la main, et j’ordonnai de camper.

Ce matin, à six heures, Mabiala ne donnant pas signe de vie, je partis à sa recherche, tombai à l’improviste sur un petit village caché au milieu de la brousse, et fis treize prisonniers, dont une femme et un enfant de Mabiala. Ayant des otages, je n’avais plus qu’à attendre ; j’installai le bivouac sur un mamelon coupé par le sentier de Brazzaville.

Sur ce mamelon il est facile de se garder, mais, pour plus de sûreté, j’ai décidé que M. Jacquot, M. Fredon et moi, prendrions le quart. Je n’ai pas grande confiance dans la façon dont ces miliciens ont été dressés ; je sais bien qu’il y a de la bataille dans l’air, sans que nous ayons encore tiré un coup de fusil, et cette idée ne peut manquer d’exciter un Sénégalais ; mais le seul défaut d’un soldat noir est d’être, incapable de veiller. Dans son village, il passera une partie de la nuit à bavarder, tout en fumant ; au bivouac, dès que les rumeurs ont cessé, il s’endort. Les sentinelles ont grand’peine à n’en pas faire autant ; l’obscurité pèse sur leurs paupières, le silence les alanguit ; lorsque la nuit est fraîche, le froid les engourdit ; rien ne peut vaincre cette somnolence.

Pour un blanc en faction, la nuit est le moment où ses nerfs sont à la plus rude épreuve ; dans l’ombre, il prête à un arbuste l’apparence d’un être humain, le frissonnement de l’herbe sous le vent devient pour lui un chuchotement, son oreille aux aguets perçoit des bruits imaginaires ; toute la fantasmagorie nocturne l’environne, le tient éveillé ; le noir n’a pas cette sensibilité nerveuse, il demeure sans émotion là où on l’a placé ; le souci d’exécuter sa consigne n’arrive pas à dominer la torpeur qui le saisit. Par exemple, quand les tirailleurs ne sommeillent pas, ils sont de terribles gardiens ! terribles même pour les amis, car ils ne comprennent pas toujours les ordres. Je me souviens de la nuit où, étant de ronde pendant la colonne de 1892 contre Samory, je tentai d’aborder une sentinelle. En vain je lui donnais le mot : « Passe au large ! » répondait-elle