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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/92

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dans ce récit, de s’être démarqué soi-même. Les qualités qu’il y déploie en paraissent singulièrement affadies. Vroni, c’est la dixième mouture d’un sujet qui commença par être un admirable sujet, mais qui, pour avoir trop servi, a perdu peu à peu son suc et sa sève.


II

La plupart des poètes ont vécu malheureux ; Paul Heyse fait exception à cette sinistre règle. Comme tous les humains, il eut sa part d’afflictions domestiques (il a perdu successivement trois enfans tendrement aimés) ; mais sauf ce triple tribut payé à la jalousie des dieux, il n’a guère eu qu’à se louer de la destinée. Il était né optimiste et la vie lui permit de rester tel. Ils sont rares, les grands hommes qui ont eu cette grande chance.

La philosophie de Paul Heyse est fortement attachée à la terre. Sous ce rapport, elle s’apparente à celle de Goethe. Elle ne nie point l’au-delà, mais en paraît peu préoccupée. La nature est si belle, la terre à qui sait en jouir est si riche en spectacles divins et en allégresses paradisiaques ! Est-il sage de réclamer pour le lendemain de la mort des joies nouvelles ? La mort apparaît à Paul Heyse démunie de tout aiguillon. Elle est le terme fatal d’un beau voyage qui n’a qu’un tort : celui d’être trop court.

Aussi exempt de mysticisme qu’il est possible, l’auteur de l’Arrabiata n’est point pour cela matérialiste. Certes, il ne méprise pas la matière. Et les épicuriens, pourvu qu’ils appliquent leurs principes avec mesure et avec goût, peuvent compter sur son indulgence ; mais sa tendresse, l’écrivain allemand la réserve à des personnages plus haut placés sur l’échelle humaine. Nul n’a mieux mérité ce prix Nobel pour la littérature, destiné, comme on sait, aux « auteurs idéalistes » et qui a été souvent délivré si mal à propos.

On formerait avec ses héros et ses héroïnes une galerie de « belles âmes » à faire pâlir ce que les Richardson, les Jean-Jacques Rousseau et leurs disciples ont produit dans ce genre de plus achevé. Les plus nobles sentimens animent ces êtres d’élite. Et une sympathie instinctive les jette aux bras les uns des autres. Ils se reconnaissent, ils se devinent à distance. Et