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l’amadouer. Vainement, lors d’un banquet en l’honneur de Jonathan, qui s’est révélé grand architecte, Edouard Vanesse lit des vers à sa gloire et propose un toast en son honneur. Implacable, Jonathan arrache aux mains de l’homme qui l’a trompé la coupe pleine de vin écumeux et la jette sur le sol où elle se brise.

Pour Paul Heyse, l’être humain ne compte et il ne lui accorde son attention que s’il possède un solide capital de beauté morale. En tête d’une de ses plus jolies nouvelles, Nerina (1874), il a inscrit, comme épigraphe, ces vers de Leopardi : « Toujours j’ai méprisé les âmes basses et sans générosité. » Après avoir traduit la pensée de Leopardi, ces vers traduisent un sentiment qui accompagne Paul Heyse toute sa vie.

Son goût pour les âmes droites et vertueuses n’entraîne aucun besoin de prosélytisme. Paul Heyse préfère naturellement les bons aux méchans, mais il ne se propose pas de changer ceux-ci en ceux-là. Il ne vise à réformer ni l’humanité ni la société. Sans doute, il estime que la littérature doit se proposer un autre idéal. Et j’incline à croire qu’il a raison. Le romantisme et le naturalisme avaient de plus hautes ambitions. Les héros du romantisme et du naturalisme sont le plus souvent des révoltés dont on prétend nous faire épouser les querelles. Sous ce rapport, Paul Heyse se sépare nettement de l’école qui l’a précédé et de celle qui lui succéda. Ni romantique, ni naturaliste, il inclinerait de nouveau, par sa philosophie comme par son esthétique, vers le classicisme. Il peint l’homme dans sa généralité et sa totalité, en poète, et non pas en moraliste ou en clinicien ou en sociologue. L’art de Paul Heyse est essentiellement concret. Il fuit les abstractions et les théories, le rêve et le symbole. Les Allemands, habitués à plus de nuages, ont blâmé la simplicité et la clarté de leur compatriote. Ils y ont vu la preuve de son inaptitude à s’élever jusqu’à l’infini. Et l’infini, cela est vrai, « tourmentait » médiocrement Paul Heyse. Il en convenait sans peine. Le Second Faust, de son aveu, le laissait froid. Coûtant aussi fort peu Wagner, il avait le courage de le dire. Les Allemands ont eu quelque peine à lui pardonner cette imprudente sincérité.