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travail allait avec une lenteur extrême : je sentais que dans l’ensemble, quelque part, il y avait un gros défaut, mais sans pouvoir découvrir au juste en quoi il consistait. En juillet, tout de suite après ma dernière lettre, j’ai eu à subir une terrible série d’attaques d’épilepsie qui se répétaient chaque semaine : cela m’a tellement anéanti que, pendant un mois entier, je n’ai pas pu songer à travailler ; et j’ajouterai même que le travail, dans ces conditions, aurait pu me devenir dangereux. Et puis lorsque, il y a quinze jours, je me suis remis à l’œuvre, j’ai brusquement aperçu de la façon la plus claire pourquoi mon roman était si mal parti, et en quoi consistait le défaut qui le viciait. Comme saisi d’une inspiration soudaine, j’ai vu se développer devant moi un plan de roman tout nouveau. Il fallait tout changer, refondre radicalement ce que j’avais fait. Et ainsi, sans hésiter, j’ai déchiré tout ce que j’avais écrit jusqu’alors, — une bonne quinzaine de feuilles, — et ai recommencé mon roman depuis la première page. Le travail de toute une année avait été inutile !

Ah ! si vous saviez, ma chère nièce Sonetchka, combien il est difficile d’être écrivain, — je veux dire : de supporter le sort d’un écrivain professionnel ! Voyez-vous, je sais à coup sûr que, si j’avais disposé pour ce roman de deux ou trois années, — comme peuvent se le permettre Tourguenef, Gontcharof, et Tolstoï, — j’aurais produit une œuvre dont on parlerait encore au bout d’un siècle ! Je ne me vante pas ; interrogez votre conscience, vos souvenirs de moi, et dites si jamais je me suis vanté ! L’idée du roman est si bonne, et d’une portée si haute, que moi-même suis forcé de m’incliner devant elle. Oui, mais que va-t-il sortir de là ? Je le sais parfaitement d’avance : je vais devoir achever le roman en huit ou neuf mois, et tout gâter irréparablement. Certains détails ou certains caractères réussiront peut-être à n’être pas trop mauvais : mais cela même ne sera encore qu’ébauché. Bien des choses apparaîtront écourtées, et bien d’autres trop longues. Il y a une foule de belles pensées que j’entrevois, et qu’il me sera impossible d’introduire dans le roman : car l’inspiration dépend, sous bien des rapports, du temps que l’on se trouve avoir à sa disposition. Et pourtant, il faut que je travaille de toutes mes forces ! C’est affreux, c’est comme un suicide accompli en pleine conscience !


J’ai cité un peu au hasard ce passage d’une lettre de Dostoïevsky, écrite de Dresde le 29 août 1870 : j’aurais pu en choisir vingt autres qui nous révéleraient, avec un relief non moins émouvant, ce qui m’apparaît le véritable élément « tragique » de la vie et de l’œuvre du grand romancier russe. On sait de quelle façon celui-ci, à vingt-huit ans, en 1849, s’est vu soudain retranché de la société des hommes, sans autre crime que d’avoir assisté ou participé à la lecture de pamphlets « libéraux ; » on sait comment il a été condamné à mort, n’a reçu sa grâce qu’au moment où déjà, sur le champ d’exécution, il s’attendait à être fusillé, et puis s’est trouvé plongé pendant quatre ans dans les ténèbres d’un bagne, après quoi il lui a fallu