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mon ami, M. Chappon[1], le château fut cerné et fouillé. A Saint-Tropez, des brutes complotèrent de s’emparer de mon fils de huit ans, et mon père, après avoir vécu pendant dix ans dans l’exil sous l’Empire, fut obligé de reprendre sous la République le chemin de l’étranger, chassé par ceux dont il avait été le bienfaiteur aux jours d’épreuve. Dans tout le Midi, les accusations les plus viles furent colportées : j’avais gagné à la Bourse « des sommes énormes, » moi qui ne possédais pas alors un titre quelconque ; j’avais emporté des millions dans une charrette couverte de foin, alors que, sans le secours d’un ami, j’aurais eu de la peine à vivre à ce premier moment. A Marseille, une bande fît irruption dans les bureaux de mon beau-père, afin de saisir les caisses d’or que je lui avais expédiées ; une autre se présenta à son domicile personnel pour l’arrêter et, se trompant, mit la main sur un homonyme. Chevandier de Valdrôme, se rendant chez lui à Cirey, fut arrêté, frappé, et, sans l’intervention énergique du maire de Rambervillers, eût été massacré. Ses bagages furent pillés : on y chercha « les quarante millions qu’il avait reçus pour vendre la France à la Prusse. » A Angers, on écrivit sur la maison de Segris : « Au voleur ! » On l’accusait d’avoir volé huit millions : il dut s’enfuir précipitamment avec Louvet jusqu’à Pau.

Ainsi au Midi, au Nord comme à l’Est, l’accusation était la même : le vol. C’est le soupçon cher à la multitude. La cupidité étant le plus puissant de ses instincts, elle le suppose aux autres : gouverner, dans son esprit, c’est avoir une caisse bien remplie dans laquelle on puise à volonté. De Witt, à l’apogée de sa puissance, alors qu’il était le médiateur entre la France et l’Espagne, allait à pied dans la Haye et n’avait qu’une servante et un laquais. Quand on voulut le perdre, on l’accusa d’avoir détourné l’argent de l’Etat et de l’avoir envoyé à Venise pour aller vivre dans cette ville après la chute de son pays. Necker quitta la France étant créancier du Trésor : on l’arrêta

  1. Lettre de M. Chappon à Emile Ollivier : « Peu de jours après le 4 septembre, ma maison fut pendant la nuit cernée par plusieurs brigades de gendarmerie, carabines chargées avec ordre de faire feu si quelqu’un tentait de s’évader. Au jour, un commissaire de police m’exhiba un mandat de perquisition émanant de la préfecture. Ma maison et mes papiers furent fouillés avec une extrême rigueur sous le prétexte que vous étiez caché chez moi. — Et comme un vapeur en relâche dans le port avait appareillé pendant la nuit, rien ne put ôter de la tête des bons gendarmes que vous en aviez profité pour gagner l’Italie. »