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en Touraine. « Il s’arrachait avec joie aux charmes de la Cour, assure d’Alembert, dans ses Éloges académiques, aux plaisirs des sociétés où il vivait, pour aller, dans le silence de la retraite, consoler son ancien protecteur qui n’était plus que son ami. »

A s’en rapporter aux témoignages contemporains, il se montrait aussi fort charitable et sa bourse s’ouvrait largement pour ses confrères nécessiteux.

Ce tempérament tout en dehors et, semblait-il, uniquement formé par la Nature à des fins séduisantes, n’excluait pas chez le futur académicien les plus aiguës facultés d’observation. Son masque d’amabilité facile ou courtisanesque dissimulait un madré psychologue, expert à étudier les méandres du cœur et de l’esprit humain, à démêler les faiblesses, les susceptibilités, les glorioles de chacun, à expérimenter sur le vif les sensations de la flatterie, à se reconnaître, en un mot, à travers le difficile et parfois fangeux labyrinthe des âmes, dont la connaissance est indispensable pour qui prétend à plaire et réussir ici-bas.

Lui-même, d’ailleurs, a pris soin de nous livrer sa recette : « Il faut, nous prévient-il, qu’un homme en entrant dans le monde, s’attende à trouver deux juges de chacune de ses actions : la raison et l’amour-propre, ou l’intérêt des autres. Le premier juge est toujours équitable et impartial ; le second sévère et souvent injuste ; c’est l’enfant de la jalousie, tâchons de ne pas l’agacer ; c’est le moyen de plaire et de réussir dans le monde. »

Sa vie fut la perpétuelle mise en pratique, la constante application de ce judicieux axiome. »


II

Ce grand arriviste, comme on dirait aujourd’hui, qui mena si parfaitement son struggle for life, était de modeste origine et le malheur avait assombri son enfance. Son père, le sieur Paradis, procureur au Châtelet, pourvu d’un titre honorifique de secrétaire du Roi, ayant « manqué » et dilapidé les fonds de sa clientèle, fut obligé de se réfugier au Temple, « lieu exempt » comme siège du Grand-Prieuré de France, où il échappait aux poursuites. Bientôt, la honte, le chagrin rongeant le procédurier déchu, il trépassait ; laissant à sa veuve la charge d’un nom déshonoré et deux orphelins à nourrir.