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leur force : elles savaient qu’elles ne pourraient continuer de s’immoler avec allégresse pour Genève que s’il demeurait permis au Christ de continuer chaque jour à s’immoler pour elles, devant elles. Mais cela, Genève le défendait. Alors les Clarisses partirent : du jour où leur tabernacle se trouvait clos, leur couvent devenait vide de leurs âmes. Et sur leur passage les Genevois, qu’elles avaient commencé de redouter, mais qu’elles n’avaient pas cessé d’aimer, respectèrent leur triste cortège ; elles s’en étonnaient presque, se demandant s’ils étaient « changés, illuminés. » Très galamment, le magistrat les reconduisit jusqu’au Pont de l’Arve, aux abords de la terre savoyarde, et puis les salua, déclarant que c’était « une belle despartie. » Genève ne les perdit pas de vue complètement : deux siècles plus tard, quelques aumônes genevoises parvenaient, de temps à autre, à leur couvent d’Annecy. Ces nonnes représentaient des idées qui étaient le contre-pied de celles qu’annonçait la Réforme : la réversibilité des mérites, la valeur religieuse des immolations, l’utilité des œuvres ; mais la probité même de leur ascétisme, l’intégrité de leurs vertus, avaient contraint la déférence, et si l’Église romaine, chassée de Genève, obtint, après beaucoup d’insultes, un courtois salut d’hommage, ce fut à ces filles de Saint-François qu’elle le dut.

Genève, en moins de deux ans, s’était amputée de ses faubourgs, et puis appauvrie d’un certain nombre de ses citoyens. Elle s’isolait de ses voisins, elle s’isolait de ses ancêtres ; elle paraissait briser avec le monde extérieur, briser avec les siècles révolus. Et lorsque, dans l’hiver par lequel s’ouvrait l’année 1536, les Bernois, vainqueurs des troupes épiscopales et savoyardes, eurent dégagé Genève, lorsque le Conseil, désormais maître des anciennes terres de l’évêque, du chapitre et du prieuré de Saint-Victor, eut forcé, dans tous ces villages, curés et fidèles à quitter le papisme, des cris de joie féroce et triomphante s’exhalèrent sous la plume d’une ancienne abbesse qui n’avait jadis divorcé d’avec le Christ que pour contracter tour à tour deux mariages, Marie Dantière, femme du prédicateur Froment. Elle dédiait à la reine de Navarre un écrit qui s’appelait « la Guerre et Délivrance de la ville de Genève. » Elle y fêtait, avec une turbulente virulence, la double victoire de Genève sur les Savoyards et sur les papistes.

Genève, sans attendre cette victoire, s’était donné, si je