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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 22.djvu/400

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convaincue d’avoir tort. Telle était la pratique de ce gouvernement qu’on a très justement appelé une bibliocratie. Dans cette Genève où Calvin pouvait toujours craindre que la vieille Eglise, qui au nom d’une autorité apportait une certitude, ne fût secrètement regrettée par certaines âmes, il fallait établir une autre autorité externe, visible, palpable : ce fut la Bible, interprétée par Calvin. Et les nécessités mêmes de la lutte contre Rome, en le contraignant d’exhiber une autorité externe, l’amenaient à introduire dans la première bâtisse de la Réforme un principe essentiellement catholique, à prohiber, en fait, la liberté absolue d’interprétation de la Bible, à fonder la nouvelle Eglise de Dieu sur une certaine interprétation, la sienne. Servet, lisant la Bible, y puisa sur la Trinité d’autres idées que celles qu’y puisait Calvin, et Calvin, le voyant prier au moment de son atroce supplice, sera surpris, naïvement surpris : « Il priait, écrira-t-il, comme s’il eût été dans l’Eglise de Dieu. » L’explication calviniste de la Bible dessinait une intangible muraille, hors de laquelle ne pouvait s’étendre l’Eglise de Dieu.

Messager d’une immense espérance et d’une immense épouvante, ce docteur annonçait avec importunité la souveraineté de Dieu. On discute souvent s’il considérait cette souveraineté comme capricieuse. Il eût répudié la question, il l’eût accusée de mesurer par des mots humains l’action de Dieu. Ce qu’il savait, ce qu’il disait, c’est que Dieu, de toute éternité, avait souverainement élu ceux-ci, damné ceux-là, et souverainement décidé d’accorder aux uns ce qu’il déniait aux autres. Méditer sur cette inégalité était pour Calvin un âpre plaisir. Il trouvait un « goût doux et savoureux » à constater ainsi que ce que Dieu voulait, Dieu le pouvait ; et c’est en hommage à ce magnifique despote, sou Dieu, qu’il écrivait froidement et sans le plus léger tremblement : « Laissons là les réprouvés, on ne se doit pas beaucoup soucier de tout ce qui leur peut advenir. » Calvin allait donc demander aux Genevois, courbés sous sa parole, d’affaisser leurs âmes, aussi, sous le poids d’une décision, lointaine et souveraine, à laquelle toute leur vie, quelle qu’elle fût, à laquelle tous leurs actes, quels qu’ils fussent, ne changeraient rien. On a remarqué que les collégiens qui figurent dans les dialogues de Mathurin Cordier, éduqués par cette théologie, sont de petits êtres incapables par eux-mêmes d’une bonne impulsion, et chez qui la lumière de la conscience naturelle est laissée