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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 22.djvu/774

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inventoriés et méthodiquement explorés que l’on pourra écrire, avec toute l’exactitude et toutes les nuances voulues, la grande biographie intellectuelle que Biran n’a pas encore et dont il est pourtant si digne. En attendant ce livre, que nous donnera sans doute un jour M. Delbos, je voudrais tout simplement, en m’aidant des derniers travaux, de ceux de M. de La Valette-Monbrun en particulier, retracer la vie et esquisser la physionomie morale de l’homme.


I

François-Pierre Gontier [Maine] de Biran est né à Bergerac le 29 novembre 1766. C’était un compatriote de Joubert, dont il ne me semble pas qu’on l’ait jamais rapproché[1], et qui pourtant le rappelle par plus d’un trait : ces deux inquiets, dont la vie intérieure était si riche, ont eu entre eux quelques relations mondaines : on a le sentiment que, s’ils avaient pu mieux se connaître, et surtout lire les œuvres l’un de l’autre, ils se seraient immédiatement compris et profondément aimés.

Le père du futur philosophe était médecin, comme celui de Joubert. Légua-t-il à son fils, avec certaines prédispositions scientifiques, le goût et la vocation des recherches concernant les rapports du physique et du moral ? On peut le conjecturer sans invraisemblance. Il avait, nous dit-on, « une santé fragile, un caractère irrésolu, une humeur volontiers soucieuse. » Il avait épousé, dans son monde et dans son voisinage, une femme qu’on nous représente comme une nature très fine et extrêmement impressionnable. Ils eurent au moins cinq enfans ; deux seulement survécurent à la Révolution. Celui qui devait rendre leur nom célèbre hérita d’eux un tempérament délicat et nerveux, vif et mobile presque à l’excès, un peu féminin pour tout dire. Il y avait « du Greuze en lui,  » a dit fort joliment Sainte-Beuve, et le mot rend très bien l’impression d’élégante gracilité qu’on emporte de ses divers portraits. Seulement, Sainte-Beuve a tort d’attacher à sa formule une signification intellectuelle ; et ce n’est certes pas la seule fois en histoire qu’on trouve une pensée remarquablement lucide et virile associée à un organisme trop frêle.

  1. Ceci était écrit avant un article de M. Pierre Lasserre qui, parlant de Joubert dans l’Action française, s’est lui aussi avisé de ce rapprochement.