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va dans la voiture de livraison, d’où on s’est borné à retirer l’enseigne : un castor en zinc découpé. Après cela, il va sans dire que Mme Colvelle, qui répond au prénom d’Anna, est une jeune fille parfaitement élevée, qu’elle porte une robe blanche et une ceinture bleue, marche les yeux baissés et les coudes au corps, parle par monosyllabes et touche du piano, comme la demoiselle à marier de Scribe.

Le premier acte pourrait en effet porter en sous-titre : la Demoiselle à marier, ou encore les Fiançailles d’Anna, ou si vous préférez : la Poudre aux yeux. L’auteur a voulu montrer comment on négocie un mariage dans beaucoup de familles pourtant honorables, sérieuses, traditionnelles, et avec quelle légèreté on le bâcle. L’entrevue doit avoir lieu aujourd’hui. C’est un secret, que M. Colvelle brûle de confier à tout venant, qui coule de lui par tous les pores et qui, pour toute la maison du Castor canadien, est déjà le secret de Polichinelle. Le conseil de famille a été convoqué en la personne de l’oncle Arthur, un original, dont c’est la douce manie de ne jamais quitter son paletot, un bourru bienfaisant, qui est le parrain d’Anna ou qui pourrait l’être, et qui dans toute la pièce jouera le même rôle grondeur, épigrammatique et secourable que le bonhomme Verdelet dans le Gendre de Monsieur Poirier. C’est lui qui dira le mot de la situation dans cette phrase à l’adresse de M. Colvelle, le chapelier père de famille : « Tu ne veux pas renoncer à ton vieux système pour la vente des chapeaux, et, quand il s’agit de marier ta fille, tu t’élances, avec ivresse, dans l’inconnu. » Car le jeune Gaston Houchard, le prince charmant annoncé, est un inconnu pour toute la famille : il est, dans toute la force et toute l’horreur du terme, l’inconnu. Les Colvelle connaissent quelqu’un qui le connaît, ou prétend le connaître, et en dit du bien : ce témoignage leur suffit. Nous qui pareillement voyons Gaston Houchard pour la première fois, cette seule vue nous ferait écarter sans hésitation et sans recours un tel prétendant. Ce que nous lui reprocherions, ce n’est pas tant son absence de toute situation et son manque de fortune, que la magnifique assurance avec laquelle il s’engage à faire fortune, devant que l’an soit révolu. Il a de si belles relations ! Nous nous méfions des relations trop belles. Il a de si vastes projets ! Nous préférerions que ce fussent des projets réalisables. Mais un vent de folie souffle sur ces personnes raisonnables. Ce qui devrait les inquiéter, au contraire les ravit d’enthousiasme. Quant à la pauvre Anna, dont le sort se joue au plus chanceux des jeux de hasard, comment ne serait-elle pas