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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 22.djvu/953

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De nombreuses provocations avaient d’ailleurs précédé la dernière. D’où vient que partout en France, on entend le même mot sur toutes les lèvres : « Cela ne pouvait plus durer ainsi, il fallait en finir ? » C’est que, depuis quelques années, la politique de l’Allemagne à notre égard avait complètement changé. On parle beaucoup de Bismarck en ce moment ; et on lui attribue, dans son origine, la politique dont nous avons vu le développement et dont le dénouement se manifeste aujourd’hui. C’est lui faire tort. Certes, Bismarck était un homme dur, rude, sans aucune générosité ; son esprit caustique avait contre ses victimes des ricanemens impitoyables ; mais il était supérieurement intelligent et avait fort bien compris que, si on peut fonder un grand État par la guerre, ce n’est pas par elle qu’on l’entretient et le fait vivre. Deux exemples illustres pouvaient, dans leur contraste, lui servir d’enseignement : ceux de Napoléon et de Frédéric. Napoléon, le plus grand des deux, malgré tout, et de beaucoup, s’est perdu à la manière du joueur qui remet sans cesse sur le tapis le gain qu’il a réalisé par un merveilleux coup de fortune. Frédéric, au contraire, a su s’arrêter à temps, et ce qu’il avait conquis sur les champs de bataille, il l’a organisé sagement, administré habilement, consolidé fortement dans la paix. Bismarck a profité de la leçon et, après 1871, il n’a plus fait la guerre : il s’est contenté de faire de la diplomatie, c’est-à-dire des alliances et s’est montré aussi grand par sa prudence qu’il l’avait été d’abord par son audace. Qu’il ait eu une velléité agressive en 1875, nous le voulons bien ; mais mieux inspiré que ses successeurs, il s’est arrêté tout net devant l’opposition de l’Angleterre et de la Russie. Qu’a-t-il fait, qu’a-t-il dit ensuite, aussi longtemps qu’il a été maître ? Il n’a pas cessé de répéter à nos ambassadeurs que s’il avait dû faire, pour constituer l’unité allemande, la guerre de Danemarck, la guerre d’Autriche et finalement la guerre de France, il ne voulait pas nous laisser croire qu’il était notre ennemi toujours et partout et que nous le trouverions sans cesse en face de nous, contre nous, un grand sabre à la main. Il a vu que, à tort ou à raison, nous nous engagions volontiers dans la politique coloniale et, comme il y trouvait d’ailleurs un avantage pour la tranquillité de l’Allemagne, bien loin de nous gêner dans notre expansion extra-européenne, il nous y a encouragés ; et pourquoi ne pas dire qu’il nous y a aidés quelquefois par une action diplomatique discrète et efficace ? Cela ne nous faisait pas oublier, et Bismarck s’en doutait, mais cela permettait d’entretenir entre les deux pays des rapports corrects, courtois, où ils trouvaient l’un et l’autre leur bénéfice.