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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 23.djvu/90

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sot, qui la sermonne et qui l’a mise au théâtre, pourvue de fameux conseils et d’une petite fille, Claire. Pradier s’occupe, tant bien que mal, de la petite fille ; et Juliette ne le hait point, mais elle a d’autres amans, voire un prince russe, quelque temps. Une grisette et qui, par un fin privilège, a conservé des allures d’adolescente ; on admire sa démarche, légère et qu’on dit aérienne. Les Bernardines-Bénédictines de l’Adoration perpétuelle, au couvent du Petit-Picpus, l’ont bien élevée. Elle a une gentillesse quasi décente ; elle a des manières quasi bourgeoises, peu d’esprit, du rêve, et des mines effarouchées, de l’ardeur et tous les attraits.

Elle vit le jeune Victor Hugo de trente ans, pour la première fois, au printemps de l’année 1832. Il eut peur d’elle, de sa beauté. Elle le revit l’année suivante, à la Porte Saint-Martin, quand on allait monter Lucrèce Borgia. Et Paul Harel, le directeur, la proposa pour le rôle de la princesse Negroni, « une femme charmante et de belle humeur, qui aime les vers et la musique. « Mlle Drouet consentira-t-elle à se charger d’un rôle secondaire ? « Il n’est point de petit rôle dans une pièce de M. Victor Hugo, » répondit-elle. Pendant les répétitions, elle fut la coquetterie même. Au troisième acte, Maffio dit : « L’amitié ne remplit pas tout le cœur... » Et elle, en répliquant : « Mon Dieu, qu’est-ce qui remplit tout le cœur ? » regardait le poète dans les yeux, le consultait et l’alarmait délicieusement. Une robe de damas rose brochée d’argent, les cheveux chargés de plumes et tout emperlés, quelle princesse Negroni elle sut être ! Il fallut bien que le poète allât chez elle, la complimenter. Et voilà leur prélude.

Ils profitèrent du printemps et eurent de bonnes escapades, à Montrouge, à la Maison Blanche, à Fontainebleau, à Saint-Germain et à Versailles, ou bien tout simplement à la Butte aux Cailles, à Montmartre, « que Juliette appelle une montagne, » à Montparnasse où, docile aux violons de la mère Saguet, danse la jeunesse au temps de Louis-Philippe. Juliette, nous la devinons telle que d’autres dans les dessins de Gavarni et (dit M. Guimbaud) « court-vêtue d’une jupe à rayures et à gros plis, » d’un casaquin de soie ; sur la tête, un cabriolet à brides noires, avec des roses. Lui, un peu engoncé d’une haute cravate, un peu guindé dans son habit bleu barbeau et portant au revers le ruban rouge que lui a donné le roi Charles X, mais jeune à ravir et tout animé de génie heureux. Elle lui dit : « Quand je suis à ton bras, je suis fière de toi comme si je t’avais fait !... » Et elle a de ces mots, d’une vivacité un peu triviale, qui ne le choquent point encore. Il se divertit ; et, s’il oublie Mme Hugo, oublions-la de même.