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aux choses célestes : « La religion est une espèce de langue universelle entendue par tous les hommes. » Cependant on mange dans le va-et-vient de la salle, et bientôt chacun s’endort. La nuit passée, un à un les hôtes d’Ibrahim, après avoir fait une toilette sommaire, quittent la place « en traînant majestueusement leurs babouches. » De nouveaux les « esclaves » d’Ibrahim apportent au Français le ragoût du matin, lui versent de l’eau sur les mains, lui présentent une serviette.


Cette salle d’étrangers où je prenais mon repas offrait une scène assez touchante, et qui rappelait les anciennes mœurs de l’Orient. Tous les hôtes d’Ibrahim n’étaient pas riches, il s’en fallait beaucoup ; plusieurs même étaient de véritables mendians : pourtant ils étaient assis sur le même divan avec les Turcs qui avaient un grand train de chevaux et d’esclaves… Ibrahim saluait également ses hôtes, parlait à chacun, faisait donner à manger à tous. Il y avait des esclaves en haillons à qui des esclaves portaient respectueusement le café. On reconnaît là les principes charitables du Coran… On m’a dit qu’en Asie, il y a encore des familles turques qui ont les mœurs, la simplicité et la candeur des premiers âges ; je le crois, car Ibrahim est certainement un des hommes les plus vénérables que j’aie jamais rencontrés.


En lisant cette description complaisante, d’une candeur toute patriarcale, l’homme sans imagination qu’est Avramiotti s’indigne et demeure stupide : « Il n’y a, dit-il, à Misitra aucun Turc de distinction qui s’appelle Ibrahim, à moins qu’on ne veuille parler du tenancier abject et misérable d’un khan. » Et c’est bien cela, en effet : cette maison des anciens âges, où l’on retrouve la fraternité primitive, n’est qu’un khan sur la route ; et le « vénérable » Ibrahim, ce patriarche, qui aurait mérité de causer avec Abraham et Jacob, n’est qu’une manière d’aubergiste, dont c’est le métier de faire bon visage à tous les voyageurs. Quiconque, en pays turc, aura passé, ne fût-ce qu’une heure, dans un khan, ne lira point sans sourire les nobles pages de l’Itinéraire.

Mais cet homme admirable n’a pas besoin que la réalité lui donne une première suggestion pour la dépasser : quelques mots dans un livre décident de ce qu’il a fait, vu et entendu. Parce que Bushing lui a appris qu’on « avait ramassé des poissons morts sur le rivage de la Mer Morte, » il croit y entendre, « à minuit, des légions de petits poissons qui viennent sauter au rivage. » Ce même Bushing assure « qu’en mettant dans sa bouche l’eau du lac Asphaltite, on la trouve astringente comme