Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 24.djvu/141

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
REVUE LITTÉRAIRE

UN VOYAGE[1]

Pendant le Siège, Barbey d’Aurevilly demeurait, assez haut sous les toits, dans un des quartiers de Paris où le bombardement sévissait le plus fort. Ses amis tâchaient de le faire déménager, et n’y parvenaient pas. « Jamais ! répondait-il ; jamais on ne me verra bouger à cause des Prussiens ! » Charles Chincholle, un jour alla le voir… C’est lui, Chincholle, qui me l’a raconté jadis ; et l’histoire est vraie : Chincholle ne l’eût pas inventée. Il supplia Barbey de ne pas pousser plus loin son imprudence. Mais Barbey, hautain, cambré : « Non, monsieur, non ! Je ne fuirai pas devant ces gens-là !… » Et il montrait à Chincholle ses feuillets où l’encre séchait à peine : « Tenez ! Et je lui dis son fait, à leur Goethe !… » Il écrivait, sous le bombardement, son essai sur Gœthe, où leur Goethe est bien dénigré. Il se vengeait ainsi, de son mieux, avec une belle arrogance.

Cette anecdote, qui me plut d’abord, m’enchante aujourd’hui. J’adore la colère soigneuse avec laquelle un grand lettré se nettoyait l’esprit de toute intrusion germanique, tandis que le sol de France était envahi. Nos soldats luttaient désespérément ; lui, Barbey, écartait l’afflux de la pensée ennemie. Il avait choisi l’adversaire le plus prestigieux et, quant à lui, sans peur, sans ménagement, il combattait avec ses fines armes françaises de moquerie, de claire invective et de raison brillante. Certes, il n’était ni impartial inexactement juste, dans sa polémique. Aussi bien, malheur à qui, en de tels momens passés ou présens, garderait sa tranquillité d’opinion !

  1. Un voyage (Belgique, Hollande, Allemagne, Italie), par Jacque Vontade Fœmina, Grasset, éditeur.