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hommes sérieux dans un sujet aussi grave. Il partageait les sentimens touchans de M. Keller, mais il fallait savoir ce qu’on voulait. Il fallait que chacun eût le courage de son opinion : ou la guerre ou la paix. La réunion immédiate dans les bureaux s’imposait, car il s’agissait du sort de deux provinces ou du sort du pays tout entier. On ne pouvait pas ne pas négocier. Quant à lui, il déclarait qu’il ne saurait accepter un mandat dont en honnête homme et en bon citoyen il ne pourrait se charger., « Disons tout de suite ce que nous pensons, ajouta-t-il, et ne nous cachons pas derrière ce délai de vingt-quatre heures ! » On suivit son prudent conseil. On suspendit la séance et deux heures après, l’Assemblée disait que, « tout en accueillant avec sympathie la déclaration de M. Keller, elle s’en remettait à la sagesse et au patriotisme de ses négociateurs. »

Puis, au bout de quelques minutes, elle nommait, à la presque unanimité, M. Thiers chef du pouvoir exécutif, en rappelant les services rendus par ce patriote éclairé : les fortifications de Paris qui avaient permis à la Ville de subir un siège de cinq mois et avaient sauvé l’honneur de la France, les avertissemens si sages donnés avant la guerre, la mission en Europe pour nous chercher des amis et provoquer leur intervention, l’indication donnée par les votes de vingt-six départemens. : On a dit de cette séance qu’elle avait été lamentable et que l’Assemblée avait enterré respectueusement l’Alsace-Lorraine. J’atteste que l’acte de l’Assemblée fut le résultat d’une nécessité inéluctable et que la douleur des représentans, en acceptant l’amputation des deux provinces, fut une douleur profonde, sincère, unanime. Dire le contraire, c’est offenser cruellement la vérité.

Le 19 février, le nouveau chef du pouvoir exécutif remercia ses collègues de leur témoignage de confiance si honorable et ne leur cacha pas qu’il était effrayé du fardeau qu’ils venaient de lui imposer. Et en effet, quand on songe à l’état du pays ruiné par la guerre, à la situation plus grave encore qu’allaient lui faire les exigences de l’ennemi, aux menaces d’émeute, de révolution, de guerre civile qui flottaient dans l’air, à la difficulté inouïe de remettre de l’ordre dans les finances et dans toutes les parties de l’administration, de recréer en quelque sorte un État tombé en ruines, on demeure surpris, — et en même temps on en remercie la Providence, — qu’il se soit trouvé là,