Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 24.djvu/22

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reconnaître aujourd’hui, nous qui vivons un drame sans égal dans l’histoire et auprès duquel les mêlées sanglantes les plus fantastiques du passé ne furent que bagatelle, force nous est de reconnaître que l’on s’habitue très bien à tout, et que nous nous sommes adaptés avec une rapidité prodigieuse aux péripéties de la grande tragédie qui a succédé à nos petites comédies d’hier. Quelle cire merveilleusement plastique et ferme à la fois est donc le cerveau des hommes ! Telles sont les réflexions que je fais, — in petto, car elles n’amuseraient guère mes camarades, — et que le trot régulier de ma brave monture berce et remue en moi. Pendant ce temps, le canon tonne très fort vers l’Est-Sud-Est. Nous croisons divers détachemens du 13e corps, venant de Clermont. On los identifierait rien qu’à voir parmi eux toutes ces larges et solides têtes d’Arvernes, brachycéphales puissans aux maxillaires solides, au front élargi et volontaire, dur et fort comme leur Plateau Central.

Jusqu’ici, nous n’avons vu de l’Alsace que la route où nous marchons et qu’un double rideau de bois cache. Soudain, au sommet d’une côte, la plaine alsacienne nous apparaît joyeuse sous le clair soleil, avec, à gauche, les contreforts des Vosges que l’éloignement bleuit et que couronnent de gros cumuli blancs, pareils à des tampons de coton hydrophile que je ne sais quelle ambulance céleste aurait jetés là. Partout ailleurs, sur les vallons charmans avec leurs bois, leurs seigles, leurs villages couverts de tuiles rouge vif, le ciel est d’un bleu superbe et profond, d’un beau « bleu France. » Et ce bleu, ce rouge des toits, ce blanc des gros nuages font une symphonie colorée tout à fait symbolique, que rehausse comme un espoir le vert des prairies.) Par-dessus le marché, le vent qui caresse nos visages hâlés souffle de l’Est. J’en suis enchanté, car je n’ai pas encore assez oublié ma météorologie, — pourtant bien négligée en ce moment pour d’autres soins, — pour ne point savoir que c’est un signe de continuation probable du beau* temps. Et puis, comme pour l’instant je vois les choses sous l’angle du symbole, il me semble que cette brise de l’Est qui nous frôle après s’être gorgée au passage de tout l’arôme des riches plaines où nous allons, c’est un peu l’âme de l’Alsace qui vient joyeusement à notre rencontre.

Encore quelques bruyères à franchir qu’empanachent des bouleaux blancs et maigres, encore quelques champs où des