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randonnée, les villages deviennent de plus en plus déserts. En fait de soldats, il n’y a plus à la fin que quelques cavaliers en patrouille, des dragons surtout qui, la carabine au poing, me demandent le mot. Puis c’est la solitude complète. Plus personne dans les villages, sauf quelques figures inquiètes et inquiétantes qui se penchent quand je passe derrière les vitres.

A Aspach, à Exbrucke, les maisons sont en grande partie démolies ; on y voit, dans les toits inclinés des grandes maisons mi-château mi-ferme fréquentes en ce pays, d’énormes balafres dues aux obus et qui découvrent des solives calcinées. ; C’est ici que commence le champ de bataille de Cernay où, peu de jours auparavant, nous avons perdu pas mal de monde, lorsque, après la première occupation de Mulhouse, nous avons dû rétrograder sous la pression de forces supérieures. Dans les champs de betteraves, à droite et à gauche de la route, d’énormes trous d’obus, nombreux, larges de plusieurs mètres et évasés en entonnoirs, attestent que la mitraille tomba dru ici. Des cadavres de chevaux. Beaucoup de tombes fraîches. Sur l’une des petites croix qui les surmontent, je lis sans quitter la route et sans descendre de cheval, — je n’ai pas le temps, — ces mots : « Ici reposent trois chasseurs du 45e bataillon de chasseurs. » C’est tout, pas de noms. Beaucoup de tranchées vides dont l’orientation prouve qu’elles furent creusées et occupées par nos troupes. La solitude qui règne ici a quelque chose de solennel qui vous domine et vous écrase. Elle n’est heureusement pas silencieuse, cette solitude, car le canon gronde sans interruption sur ma gauche. Je distingue très bien à peu de distance plusieurs de nos braves batteries de 75 qui, derrière une crête, tirent à gueule que veux-tu. Le hasard a voulu en effet que, précisément cet après-midi-là, ait lieu le violent combat de Dornach où nous prîmes aux Allemands leur première batterie, et c’est à l’extrémité ouest de ce champ de bataille que je circule. Je passe sur quelques menus incidens, sur un obus qui, à un moment donné, siffle très haut au-dessus de la route, allant je ne sais où, venant je ne sais d’où, seul écho vraiment direct que j’aie eu de ce combat ; je passe sur la rencontre d’un auto qui me croise à toute vitesse, et où je reconnais dans son bel uniforme de commandant des corps des télégraphistes un de mes bons amis de Paris, inspecteur général