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tout notre plan pouvait être éventé. La moindre personne qui aurait dit à Florence la route suivie par la Reine donnait l’éveil au ministre de France, M. de Ganay ; une lettre de lui nous précéderait alors à Paris ; elle ruinerait tout l’effet que la Reine espérait produire en y paraissant inopinément.

Le Prince nous fit faire à la Spezzia une longue halte. Il observait combien ce golfe si vanté serait favorable pour l’établissement d’un grand port militaire. C’était là l’une des idées du pauvre Napoléon, l’un des rêves à la réalisation desquels il voulait travailler, dès qu’il aurait arraché l’Italie au joug autrichien.

S’il est douloureux de le voir disparaître avant d’avoir rien pu faire pour la cause de la liberté, il est touchant que sa pensée survive tout entière en Louis et que le même dévouement à la cause unie de l’Italie et de la France, ces deux sœurs latines, se mêle aux regrets fraternels qui lui sont donnés. Mais bientôt la route qui se détourne de la mer s’enfonce dans un ravin sombre ; la pluie est venue ; le soir approche ; le temps est si noir, le gîte de Borghetto semble si vilain, que nous nous croyons égarés. Le postillon, en quittant la route pour se jeter rapidement sur la droite, ajoute à cette impression ; mais tout s’éclaircit, tout s’égaye, à l’auberge où il nous a conduits.

Ma pauvre Reine a un besoin impérieux de belle nature, de soleil, de silence ; rien de cela ne lui manque dans ce pays. Cet air si pur, ce ciel si bleu répété dans la mer, ces jolies anses que suit la route de la corniche, ces villas riantes, ce rivage fertile, tout conspire pour lui faire oublier sa douleur et, pendant quelques heures, elle s’en laisse distraire entièrement. A Chiavari, elle s’arrête pour commander des chaises, qu’on enverra à Arenenberg, s’amuse de ne les payer que douze francs alors qu’elles en auraient coûté vingt-quatre à Paris, et n’aperçoit pas, tandis qu’elle les marchande, une gaminerie nouvelle du Prince et de M. Zappi. Ces messieurs voyagent aujourd’hui dans la seconde voiture, qui est fort en retard sur la nôtre. Ils l’ont fait arrêter à un tournant de la route ; je les vois qui poursuivent une femme et qui disparaissent avec elle derrière un rocher, sans doute pour l’embrasser de force et la lutiner. Ce nouveau trait, joint aux choses qu’ils disent et au plaisir qu’ils prennent aux contes de Boccace, m’éclairent tout à fait sur leur manière d’entendre les sentimens.