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Saint-Vincent. Deux ou trois cents personnes affolées sont parquées dans les souterrains. Beaucoup y coucheront ce soir. ; — Dans l’un d’eux, un malheureux blessé amené la veille et descendu sous nos yeux de l’ambulance, à cause des bombes, agonise lentement. Atmosphère tragique. L’ennemi approche. Tout peut arriver ! Dans un coin près du mourant, M. le Supérieur donne une absolution et un frère aîné bénit son cadet. Le blessé râle et meurt. C’est un pieux enfant des Ardennes. : Il a tracé quelques mots pour sa mère. À côté de lui un Allemand blesse qu’on remontera tout à l’heure a murmuré auparavant : « C’est triste, la guerre ! »

Je vais de temps en temps aux autres souterrains, cherchant à calmer les malheureux que soutiennent déjà la belle attitude de Mme C…, de M. Ste-B. et d’Henri. — Dans les allées et venues il faut s’aplatir contre les murs, car, — j’anticipe, — les balles siffleront bientôt.

… Voici 3 ou 4 heures. — Hélas ! Pierre le concierge vient nous dire qu’un régiment de uhlans descend en bon ordre la rue de Paris. — C’est consommé ! Ils sont chez nous. — Mais, dit-on, ils vont traverser la ville sans commettre d’horreurs. Ils paraissent calmes et remercient, car, première et nécessaire lâcheté des vaincus d’un jour, on donne à boire à leurs chevaux.

Je monte avec Henri au troisième étage. Vision radieuse de soleil d’un paysage depuis longtemps abhorré. Nous voyons des fantassins courir du côté du chemin des jardiniers. Nous redescendons. Que se passe-t-il ? Quel est donc cet incident ? — Un feu nourri, un crépitement sans arrêt… puis un bruit de mitrailleuses ; puis, pendant des heures un joli bruit, un petit crissement dans les airs : ce sont des balles.

On va, on vient, on descend encore aux souterrains de Saint-Louis à Saint-Vincent en s’aplatissant un peu contre les murs, car la chanson des balles ne s’arrête pas et on entend un grand « raffut » sur le rempart qui longe la maison. — J’essaie aussi de calmer les malheureuses terrorisées, avec leurs enfans qui ont faim et qui piaillent… Là, vraiment, il faut le dire, on se sent vivre. On sent dans les regards de ces humbles si dociles à la voix, la confiance un peu naïve qu’ils ont dans qui les dirige et, dans cet instant précis, je me rends nettement compte de toute l’action que les classes supérieures peuvent, parfois, et doivent avoir sur les petits.