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sont souvent incapables de rendre. Ce n’était pas notre seul ennui. D’où venaient ces dépêches et quel crédit pouvions-nous leur accorder ? Dans ce pays perdu, nous étions des proies toutes désignées pour les lanceurs de faux renseignemens intéressés et pour les mystificateurs. Je remarquai que, si les bonnes nouvelles étaient volontiers accueillies, l’effet en était peut-être moins sûr que celui des mauvaises, et que les unes et les autres empruntaient de leurs effets mêmes une force de persuasion qui renversait les lois les plus élémentaires de la logique.

Le 6 août, il nous fut annoncé que les Anglais venaient de livrer une grande bataille navale, où ils avaient coulé sept cuirassés allemands et n’en avaient perdu que deux. À l’hôtel, Français et Anglais burent le Champagne en l’honneur de cette première victoire. Mais, deux jours plus tard, un télégramme, dont on me dit, dans la suite, qu’il avait été fabriquée à Shanghaï par de mauvais plaisans allemands, nous informait qu’un combat naval avait eu lieu où, sur dix gros vaisseaux de guerre, les Anglais en avaient eu quatre coulés et six gravement endommagés. Sa victoire n’avait coûté à la flotte allemande que quatre torpilleurs. Et le télégramme ajoutait que Londres et Paris étaient dans la consternation. Nous fûmes atterrés. Quelques-uns de nous pourtant émirent un doute sur la véracité du télégramme. Mais, à ce moment, le gros consul allemand qui, depuis trois jours, ne mettait pas le pied au Club, et dont la présence, ce matin-là, y était d’autant plus choquante qu’on devait y offrir le coup de l’étrier aux membres français appelés sous les drapeaux, entra dans la salle du Bar, de son pas d’invasion, flanqué de son Bolljahn. L’apparition de ce personnage, qui fit que tout le monde se plongea dans la lecture des vieux journaux, entraîna la conviction du désastre. Et ce fut une ombre qui pesa lourdement, ce jour-là, sur la joie que nous donnait la magnifique résistance des Belges.

Dès le 8 août, on nous annonça la mort du vieil empereur d’Autriche, au milieu de cet embrasement de l’Europe qui s’était allumé aux flambeaux de son agonie. Mais il mourut plusieurs fois. Il mourut lorsque nous étions à Hong-Kong ; il mourut lorsque nous étions à Singapore ; il mourut lorsque nous étions à Port-Saïd. Quand les nouvelles chômaient, les journalistes l’enterraient. Et personne n’avait le temps de s’arrêter à cette tragique figure.