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mesurer ses forces, en lui promettant, dit-on, qu’après la victoire, il n’y aurait plus que deux grands empires dans le monde, l’Empire allemand et l’Empire ottoman, car, s’il y a un pangermanisme, il y a aussi un panislamisme, et ils ne sont pas plus sensés l’un que l’autre. La sotte infatuation d’Enver pacha risque de coûter très cher à son pays, mais qu’importe à l’Allemagne ? c’est de son seul intérêt qu’elle se préoccupe et elle a pensé qu’en déclarant la guerre à l’Angleterre, à la Russie et à nous, la Porte provoquerait sur plusieurs points du monde des diversions qui lui seraient profitables à elle-même. Elle a demandé au Sultan de proclamer la guerre sainte : il a commencé par résister, puis il a cédé, parce qu’une longue résistance est au-delà de ses forces morales, et on a obtenu de lui qu’il agitât sur le monde ce vieil épouvantail de l’étendard vert du prophète, dont nous avons plus d’une fois entendu parler, mais qu’on s’était jusqu’ici bien gardé d’exhiber. C’était prudent, car le talisman a singulièrement perdu de son efficacité, soit que les musulmans d’Asie et d’Afrique aient assez d’intelligence pour comprendre qu’Enver pacha et sa bande ne se moquent pas moins du Coran que de l’Évangile et qu’ils sont médiocrement qualifiés, eux qui font profession d’impiété, pour jouer un rôle religieux, soit que, reconnaissant les bienfaits d’une civilisation supérieure, ils aient renoncé à se révolter contre l’Angleterre dans l’Inde et en Égypte et contre nous en Tunisie, en Algérie, au Maroc. Ce qui est certain, c’est que la déclaration de la guerre sainte n’a nullement agité le monde musulman : l’effet, au moins jusqu’ici, peut en être considéré comme négligeable. Le loyalisme des sujets musulmans de l’Angleterre et de la France a résisté à l’épreuve et s’est même traduit par des manifestations qui ne laissent aucun doute sur sa sincérité. La guerre sainte a donc fait long feu, mais la guerre pure et simple dans laquelle la Turquie est entrée a, comme il fallait s’y attendre, remué dans les Balkans des cendres mal éteintes d’où la flamme pourrait bien jaillir de nouveau. Qu’en résultera-t-il ? L’Allemagne y trouvera-t-elle finalement un avantage ou, au contraire, se sera-t-elle créé de nouvelles difficultés, de nouveaux ennemis ? L’événement seul peut répondre.

On s’est demandé plus d’une fois pourquoi la Roumanie, qui a un intérêt si évident à participer à la guerre pour délivrer du joug autrichien les Roumains de Transylvanie et les réunir à la mère patrie, ne profitait pas d’une occasion qui ne se représentera sans doute pas de longtemps. Les origines allemandes auxquelles le feu Roi était resté fidèle pouvaient en fournir une explication qui, à la vérité, n’était