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reposer ; parce qu’on ne mange pas sur la ligne de front, excepté un peu de singe. — Qu’est-ce que c’est ? — Du bœuf de conserve, en boîtes de 300 grammes. On se met à deux pour manger ça. Quand on a fini, on avalerait bien encore quelque chose ; mais ça permet d’aller jusqu’au soir.

« Le septième jour, j’ai écopé. D’un éclat d’obus, nous sommes tombés quatre. Dans ma section, sur 52, il en reste 8, la plupart blessés, quatre ou cinq de morts. Faudrait bien qu’on revoie sa famille après la guerre.

« Je suis resté vingt-quatre heures sur le terrain, de onze heures du matin au lendemain, même heure. Les obus empêchaient tout le monde d’approcher. Quand on a vu les infirmiers, ah ! qu’on était contens ! Et pas une goutte d’eau pour boire. Tous ceux qui passaient on leur demandait s’ils en avaient ; ils disaient non. De suite qu’on est blessé, on demande à boire, et ça augmente. Toute la nuit, on est là, qu’on appelle-les brancardiers. Le froid, la soif, on ne peut pas dormir. »


27 septembre.

Ce matin à trois heures, quinze ou vingt blessés graves, des réservistes français, sont apportés de la bataille de l’Aisne, ou plutôt, ce nom-là ne suffit pas, car ils sont tombas, eux, entre Noyon et Péronne, entre l’Oise et la Somme, et ils arrivaient de Lorraine. Les journaux anglais disent « Bataille des Rivières. ; » L’échiquier s’agrandit toujours. La bataille de Mons nous semblait incommensurable comme durée, comme nombre de combattans ; elle fut dépassée par celle de la Marne. Celle qui se livre depuis une quinzaine de jours, — une quinzaine de jours ! — l’emporte sur l’une et l’autre. Et l’on entrevoit pire (que sera-ce donc ? ) — pour le temps où l’Allemagne, sur son propre sol, opposera aux forces alliées une suprême résistance !

Des cas graves ne sont pas toujours des cas désespérés. La plupart des blessés qui viennent d’arriver, grâce à Dieu, se relèveront. Ils sont pris à temps, n’étant tombés que d’avant-hier, plusieurs même d’hier ; avec l’absence d’armistice, avec l’habitude allemande de ne pas respecter même les ambulances, on ne peut pas faire mieux. La moitié sont des officiers, dont un de mes amis, que je n’ai pas reconnu d’abord. Le village qu’il avait reçu l’ordre d’occuper avait été éclairé par la cavalerie, et déclaré vide. A quelques centaines de mètres, un peu défiant