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Je comprends alors que la procession des malheureux expulsés, dont j’ai été témoin la veille, n’est que le résultat de la mise en œuvre d’un programme beaucoup plus vaste, qui a bien été exécuté à la date fixée. Quelques réfugiés de la nouvelle Phocée, qui se sont enfuis par la montagne et nous arrivent peu à peu, confirment que, là aussi, l’œuvre de désolation a été accomplie à l’heure dite. Nous sommes isolés dans un cercle de dévastation et de mort.

Je réunis aussitôt mes trois compagnons français. Nous délibérons en hâte. Tenterons-nous d’organiser une résistance ? Tous les Grecs ont été désarmés depuis de longs mois ; quiconque était trouvé acquéreur ou possesseur d’armes ou de munitions devait être traduit en cour martiale et condamné à la prison. Les hommes valides ne sont pas nombreux, la plupart étant au service militaire ou ayant émigré pour l’éviter. La ville est sans défense ; les bandes vont se répandre des collines environnantes ; pendant qu’un peloton essaierait d’en arrêter quelques-unes, les autres envahiraient les maisons et massacreraient femmes et enfans. Il ne s’agit pas d’un mouvement insurrectionnel ou d’un déchaînement local de fanatisme religieux, mais de l’exécution d’ordres émanant du Gouvernement ; si nous résistons, nous n’exciterons que davantage une volonté bien arrêtée ; si nous réussissons à écarter l’ennemi pendant quelque temps, la troupe régulière viendra (comme elle le faisait à l’instant même dans la petite ville de Séren-Kieui, d’où nous arrivaient quelques échos ; et elle nous achèvera. Il est donc impossible de songer à arrêter le mouvement. Nous ne pouvons que chercher à en atténuer les ravages.

Notre parti est pris : calmer les esprits autant qu’il nous sera possible et tâcher de faire régner un peu d’ordre ; hisser notre pavillon et donner abri sous sa protection à autant de monde que nous pourrons. Nous sommes quatre ; outre la maison que j’occupe et celle qu’habite depuis quoique temps déjà l’un d’entre nous, nous en occuperons deux autres parmi les plus intéressantes à protéger.

Nous nous rendons aussitôt chez le caïmacam Fehrit Bey, un gros homme au visage inerte, sans initiative, sans caractère, qui a reçu il y a quelques semaines à peine le gouvernement du caza[1]de Phocée en remplacement d’Em. Bull, son

  1. Arrondissement.