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Mais ces nobles voleurs se piquent d’avoir une morale à eux, la morale des maîtres, qui ne saurait, en aucune façon, être celle des esclaves : « Une morale de maître est surtout étrangère et désagréable au goût du jour, lorsqu’elle affirme, avec la sévérité de son principe, que l’on n’a de devoir qu’envers ses égaux ; qu’à l’égard des êtres de rang inférieur, à l’égard de tout ce qui est étranger, on peut agir à sa guise, « comme le cœur vous en dit, » et de toute façon, en se tenant « par delà le bien et le mal. » On peut, si l’on veut, en de certains cas, user de compassion, quoique rien ne soit plus dangereux pour les forts que la pitié : « Il y a aujourd’hui, dans toute l’Europe, une sensibilité et une irritabilité maladives pour la douleur, et aussi une intempérance fâcheuse à se plaindre, une effémination qui voudrait se parer de religion et de fatras philosophique pour se donner plus d’éclat. Il y a un véritable culte de la douleur. Le manque de virilité de ce qui, dans les milieux exaltés, est appelé compassion saute, je crois, tout de suite aux yeux[1]. » Arrière donc la pitié ! Le véritable mâle la méprise. « Wotan a mis dans mon sein un cœur dur : cette parole de l’antique saga Scandinave est vraiment sortie de l’âme d’un Wiking orgueilleux. Car lorsqu’un homme sort d’une pareille espèce, il est fier de ne pas avoir été fait pour la pitié[2]. » Et d’ailleurs celui qui a des ennemis à abattre, celui qui veut ceindre la couronne de victoire doit être dur. Écoutons encore Zarathoustra :

« … Si vous ne voulez pas être des destinées, des inexorables, comment pourriez-vous, un jour, vaincre avec moi ?

Et si votre dureté ne veut pas étinceler et trancher et inciser, comment pourriez-vous un jour créer avec moi ?

Car les créateurs sont durs. Et cela doit vous sembler béatitude d’empreindre votre main en des siècles, comme en de la cire molle, — béatitude d’écrire sur la volonté des millénaires, comme sur de l’airain, — plus dur que de l’airain, plus noble que l’airain. Le plus dur seul est le plus noble.

Ô mes frères, je place au-dessus de vous cette nouvelle table de la loi : devenez durs[3] ! »

Les âmes sensibles peuvent alléguer que l’homme dur et

  1. Par delà le bien et le mal, p. 336.
  2. Ibid., p. 300.
  3. Ainsi parlait Zarathoustra, p. 303-304.