Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 24.djvu/746

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
742
REVUE DES DEUX MONDES.

saoûle, il faut que ce soit à l’imitation du thiase de Dionysos : « Bien manger et bien boire, ô mes frères, ce n’est pas en vérité un art vain[1], » vaticine Zarathoustra. Mais le Germain ne peut imiter le Grec, que comme le bourgeonné Silène imite son maître. L’orgie dyonisienne, pour lui, c’est se rouler dans le sang et dans l’ordure.

*
*       *

Quelqu’un me dit : ce parallélisme entre la philosophie de Nietzsche et les mœurs militaires allemandes, telles que la guerre actuelle vient de les révéler, est assurément curieux et même frappant. Mais ce parallélisme est tout accidentel. En réalité, Nietzsche n’a eu ni succès, ni influence en Allemagne.

C’est bien possible, et lui-même s’est assez plaint du grand silence qui accueillit, dans sa patrie, tous ses ouvrages indistinctement. Pour l’instant, je ne veux pas examiner cette question dont j’ignore les premiers élémens. Il me suffit de constater l’accord parfait qu’il y a entre ses enseignemens et la mentalité très spéciale que manifestent, en ce moment, les armées allemandes. Telle de ces pages est l’exacte photographie psychologique de l’officier allemand d’aujourd’hui. Lui-même enfin nous apparaît, non pas seulement comme le type littéraire le plus complet et le plus original de la culture allemande contemporaine, mais comme le produit le plus parfait de la discipline prussienne, du militarisme intellectuel prussien.

On objecte qu’il aimait la France. Comment l’aimait-il, hélas ! et pour quelles raisons médiocrement flatteuses ! Il la considère comme le type de la nation décadente, mais qui a au moins les vertus de sa décadence, une finesse, une pénétration psychologique tout à fait singulières. La France qu’il exalte le plus appartient au passé : c’est la France classique, avec son sens de la perfection et de l’aristocratie. Pour ce qui est de la France moderne, il lui retire la qualité essentielle à ses yeux, l’énergie et la continuité du vouloir. Que de vains complimens, et sur des avantages secondaires, ne nous abusent donc pas ! Nietzsche est un Allemand, et même un Sur-Allemand, — un Prussien. Il a eu le tort de confesser ses instincts, de dire tout

  1. Ainsi parlait Zarathoustra, p. 290.