Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 24.djvu/758

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

souvent inclément. Et je songe aussi à l’ami très cher tombé non loin d’ici, de l’autre côté de l’Argonne à la lisière d’un bois dont les feuilles étaient vertes encore, et qui ne verra pas cet automne… Ah ! quelle ironie dans la mélodie de Schumann, que nous aimions tant tous les deux, et qui me revient comme une obsession : « De quelles délices m’ont parlé les bois jaunis… »

Un appel de sirène interrompt ma mélancolie. C’est l’auto qui doit me prendre à la porte du Jard. Par la meilleure des fortunes, un officier d’état-major, qui se rend à Reims, veut bien, en effet, m’emmener avec lui. Nous reviendrons par Epernay ; mais nous allons tâcher d’arriver par la route directe qui longe la Vesle… si les Allemands veulent bien nous permettre de la suivre jusqu’au bout.

La sortie de Châlons, dont la banlieue est fort encombrée par les innombrables véhicules qui assurent les multiples services d’un Quartier Général et surtout de l’arrière d’une armée, est assez lente. Mais après, sur ces routes de la Marne qui s’étendent à perte de vue en ligne droite, on marche admirablement ; je remarque une fois de plus combien elles ont peu souffert des convois de toutes sortes qui les parcourent journellement depuis trois mois. De loin en loin, il faut seulement s’arrêter pour montrer ses papiers ou donner le mot aux impitoyables territoriaux qui gardent les voies avec un zèle scrupuleux. L’un d’eux, à Beaumont-sur-Vesle, nous conseille de ne pas continuer, car nous arrivons sur la ligne de feu. A partir d’ici, la route est dangereuse. les « marmites » allemandes, comme disent familièrement nos soldats, y tombent jour et nuit. Mais l’officier qui m’accompagne, — peut-être pour m’éprouver, — ne veut rien entendre et nous filons sur Sillery.

L’atmosphère change, en effet, presque aussitôt. Nous traversons la division marocaine dont les hommes splendides font la terreur de l’ennemi. On sent que la bataille est proche. Les arbres fauchés nets, les fils télégraphiques coupés, les tombes fraîchement creusée ? , sur lesquelles sont simplement posés des képis, les batteries simulées pour tromper l’ennemi, les trous d’obus grands à enterrer un cheval, ne sont pas sans m’émouvoir un peu ; mais je songe aux milliers et aux milliers de soldats qui, tous les jours, vivent constamment dans le danger… Seulement, voilà justement ce qui me manque : l’habitude. D’ailleurs, mon compagnon ne cherche point à me rassurer. Il me montre