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contemporains, d’aller chercher ses professeurs de vertu parmi les navigateurs ?…

Ainsi, le personnage de Cook, Joubert le dirigeait, avec beaucoup de jolie adresse, vers la morale. Tahiti, qui l’enchantait, lui devint un autre emblème et, cette fois, de qualité sociale. Une phrase incomplète de Joubert fait allusion à ces temps (le sien, par exemple) « où tous les peuples, devenus éclairés et mécontens de leur situation et de leurs mœurs, en détournent leur attention et se plaisent à la porter sur les mœurs et le gouvernement des peuples nouveaux et sauvages. » Admirable phrase, par sa justesse et par sa vérité intelligente. C’est bien là ce qui s’est produit. Jamais on n’inventa si ardemment des utopies et des Eldorado. L’exotisme qui, dans les arts, se manifeste avec tant de vivacité, c’est le signe du déplaisir qu’on éprouve chez soi. Et l’on se forge des imaginations séduisantes, à propos des pays peu connus ; et, dans le mystère entr’aperçu, l’on place des chimères de politique sentimentale. Les sauvages se prêtent le mieux du monde à ces ingénieux artifices : les sauvages qui sont à la mode ; les sauvages de Marmontel et, bientôt, de Chateaubriand. Les Otahitiens de Joubert sont du même genre. Ces « peuples qui n’ont pas de loix » l’intéressent et l’attendrissent. Dans la peinture qu’il fait de leurs mœurs, on voit très bien la tendance philosophique. Et Tahiti est, pour Joubert, un peu ce qu’est Genève pour Jean-Jacques : l’utopie. Joubert ne connaissait pas Tahiti ; et Rousseau connaissait Genève à merveille ; mais la Genève que Rousseau s’ingéniait à célébrer n’était pas une réelle Genève, c’était, comme Tahiti pour Joubert, une rêverie.

Le commentaire de l’île idéale, Joubert le parait de maintes doctrines aventureuses. Même alors, on voit et sa prudence fine et sa retenue que d’autres, — les déclamateurs, — n’ont pas du tout. Mais il est touché de fraternité universelle, de pacifisme et de sensibilité. C’est un chagrin pour lui de savoir que, dans la délicieuse Otahiti, la concorde ne règne pas toujours ; et qu’il y a des guerres. Des guerres, dans un si beau pays ; des guerres, dans un pays où les filles sont si belles et les hommes si doux !… Et l’on a fait d’autres légers reproches aux doux Otahitiens et belles Otahitiennes. Joubert répond : « S’ils aiment le plaisir, ce n’est pas par la corruption de leur mœurs, mais par l’excellence de leur tempérament, » — magnifique réponse !… Et que