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lors des fêtes données pour l’inauguration du monument d’Etienne le Grand, dû au ciseau de Frémiet : le sénateur Gradisteano avait porté un toast au roi de tous les Roumains et, pour préciser sa pensée, il n’avait pas craint de désigner la Transylvanie, le Banat et la Bukovine, « ces pierres précieuses qui manquent encore à la couronne royale, mais qui n’y manqueront pas toujours. » Loin de protester, le roi Carol avait choqué son verre contre celui du sénateur et lui avait serré la main avec un sourire approbateur. Le cabinet Sturdza, mis en fâcheuse posture par cet incident, fut sommé de fournir à Vienne des explications ou, pour mieux dire, des excuses qui lui furent vivement reprochées par l’opposition. Le directeur de l’Indépendance roumaine, un Français, M. Emile Galli, qui avait publié, sans penser à mal, le discours incriminé, fut expulsé.

Le roi Carol, passant à Vienne à quelque temps de là, s’efforça de faire revenir l’empereur François-Joseph sur la mauvaise impression causée par l’incident de Jassy, en lui laissant entendre que l’idéal politique des Roumains, la reconstitution de la grande Dacie, était purement platonique et, depuis lors, il évita de paraître encourager les manifestations qui se multipliaient au Parlement et dans les meetings en faveur des « frères séparés. » Mais ses sujets supportaient de plus en plus difficilement l’accord qui les rivait à la Triplice.

La guerre actuelle semblait offrir aux Roumains une occasion unique de satisfaire leurs aspirations et de parfaire leur unité politique. Mais le roi Carol resté « Allemand et Hohenzollern » ne pouvait se résigner à déclarer la guerre a son ami François-Joseph, allié de Guillaume II. Quels combats durent se livrer pourtant dans l’âme du vieux monarque, partagé entre ses sentimens de famille et ses devoirs de chef d’Etat ! Jusque dans sa retraite de Sinaïa, située au cœur des Karpathes, lui parvenait l’écho des manifestations de Bucarest, où des milliers de Roumains, appartenant à toutes les classes de la société, sollicitaient le gouvernement de se déclarer contre l’Allemagne et l’Autriche, — et ces manifestations rappelaient au roi les jours les plus sombres de son long règne. Après avoir travaillé durant quarante-huit ans à la grandeur du pays qui l’avait élu, avoir affranchi son peuple de la domination turque, l’avoir mené à la victoire, l’avoir doté d’une bonne administration, d’une armée superbe et de finances prospères, avoir habilement