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l’entendre raconter la suite. « Après quelques instans d’angoisse sans nom, un des aides de camp du général descend, disant : Le général est mort ! où est le bourgmestre ? Mon mari me dit : Ceci est grave pour moi ! Comme il s’avançait, je dis à l’aide de camp : Vous pouvez constater. Monsieur, que mon mari n’a pas tiré. — C’est égal, me répondit-il, il est responsable ! Mon mari fut emmené. Mon fils, qui était à mes côtés, nous a conduits dans une autre cave. Le même aide de camp est venu me l’arracher, le faisant marcher devant lui à coup de pieds. Le pauvre enfant pouvait à peine marcher (le malin, une balle allemande, pénétrant dans sa chambre, avait ricoché, le blessant au mollet). Après le départ de mon mari et de mon fils, j’ai été conduite dans toute la maison par des Allemands qui braquaient leur revolver sur ma tête. J’ai dû voir leur général mort. Puis on nous a jetées, ma fille et moi, hors de la maison, sans paletot, sans rien. On nous a parquées sur la grand’place. Nous étions entourées d’un cordon de soldats, et devions voir de là l’embrasement de notre chère cité. C’est là qu’à la clarté sinistre de l’incendie, j’ai vu, pour la dernière fois, vers une heure du matin, le père et le fils liés l’un à l’autre : suivis de mon beau-frère, ils allaient au supplice… Ces mauvais m’ont pris tout ce que j’aimais… »

Le père et le fils ! Cet enfant a quinze ans et demi, il n’a rien fait ; il va pourtant, pour justifier le crime collectif qui se commet, être accusé d’avoir tué le général. Après coup, ayant essayé d’abord de plusieurs autres, on inventera cette fable. C’est pour le punir, lui, que son père et lui vont tomber, que son oncle aussi mourra, que la population tout entière et la ville même vont subir trois semaines de tortures !

Cela commence aussitôt. Tous les hommes de la ville sont arrêtés ; cinquante, pris au hasard, sont conduits hors des murs : groupés par séries de quatre, on les fait courir sur la route, et l’on tire sur eux. Dix peuvent fuir, quarante tombent, et sont achevés à l’arme blanche. Plus tard, les autres bourgeois sont alignés contre des talus ; après les avoir tous mis en joue, on en abat méthodiquement un sur trois. Le secrétaire de la Commission, vingt jours plus tard, verra encore sur les herbes et les chaumes, de deux en deux mètres, les caillots de sang marquer la place des victimes.

Ceux qui restent doivent creuser les fosses de leurs frères ;