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l’agitation mesurée des sports. On vivait dans l’ardeur des discussions, dans l’échange fiévreux des sentimens et des idées. On était tour à tour sur une place publique ou dans un salon ; on était surtout aux armées. L’annonce de l’invasion, tombant au milieu d’un repas, avait été suivie, me dit-on, d’un silence de mort. Les regards s’étaient détournés les uns des autres comme d’un miroir qui leur renverrait leur douleur. Mais ce ne fut qu’un instant. D’où nous venaient ces ressources d’espoir ? Les officiers, qui s’étaient embarqués à Saïgon, étaient persuadés que les Allemands couraient, sans le savoir, au rendez-vous de notre État-Major. Et la confiance était revenue. Prêtres, professeurs, artistes, commerçans, tous soldats : l’Amazone n’avait jamais porté tant de vies devenues plus nécessaires. C’était une belle proie pour l’Emden. Mais on n’en voulait à l’Emden que de nous retenir à Penang. Il n’avait pas encore accompli toutes ses prouesses, et nous le craignions comme un retard, non comme un danger.

Les télégrammes ne parlaient plus de la France. Ils ne nous apportèrent, le dimanche, qu’un compte rendu des discours prononcés au Parlement anglais, et la nouvelle qu’à Londres, pendant la guerre, les établissemens publics seraient fermés à onze heures. Il en vint sans doute d’autres qui ne nous furent pas communiquées, mais qui nous permirent de quitter Penang le dimanche soir. On nous prévint qu’au départ du pilote l’électricité serait éteinte. Vers neuf heures, nous ralentîmes un moment notre marche : le pilote glissa le long d’une échelle de corde dans son embarcation, et toute l’obscurité de la mer prit possession du navire. Seuls les couloirs intérieurs restaient éclairés. À la lumière des bougies, quelques dames, chassées de leur cabine par l’obscurité, venaient y achever hâtivement leur coiffure de nuit. Deux torpilleurs passèrent assez près de nous pour qu’on pût entrevoir leur fanal qui dansait sur les flots comme un feu follet. Le matin, nous aperçûmes encore à notre gauche la fumée de l’Amazone ; et nous avions, très loin, à notre droite, un bateau de la Compagnie Péninsulaire. Puis nous ne vîmes plus rien, et nous n’entendîmes plus rien de tout ce que nous aurions tant voulu savoir jusqu’au vendredi 11 septembre, où nous entrâmes à Colombo. La veille au soir seulement, le Katori Maru avait rallumé ses feux.